misère n. f.
Dans des loc. verb. fam.
1. 〈Nord, Pas-de-Calais, Haute Bretagne, Mayenne, Sarthe, Maine-et-Loire, Centre-Ouest〉 avoir de la misère (à + inf.) "avoir de la peine, de la difficulté (à faire qqc.)". J’ai de la misère à marcher (GuilleminRoubaix 1992).
1. Girès était devant, jument noire qui marchait à la parole. […] En cheville, j’avais
une grosse jument rousse, Cabille, et Santache, d’un gris foncé. Entre les deux je
mettais la pouliche, Manda, fille de Tranquille tuée par l’orage dans la prée [= prairie].
Derrière : Thalie, la blanche, une vraie jument de limons, sur la charrue c’est elle
qui a le plus de misère. (J.-L. Trassard, Des cours d’eau peu considérables, 1981, 195.)
2. En avait-elle eu de la misère ! Et maintenant son fils était pire qu’un assassin. (G. Guicheteau, Les Gens de galerne, 1983, 243.)
3. Le lendemain à l’église, lorsque ma mère a vu son petit Perrier monter dans le chœur
avec ses bottes toutes crottées, parce que les hommes rentraient toujours après les
femmes, elle est devenue rouge de honte. Le dimanche d’après, c’est elle qui les a
faites, à son petit gars* qu’elle avait eu tant de misères [sic] à élever. (J. Guillais, La Berthe, 1990 [1988], 95.)
4. Il a fait quand même sept ans de guerre ! Il a eu de la misère car il est allé en Allemagne aussi ; il a eu sa femme qui est morte pendant la guerre,
il n’a même pas pu venir à son enterrement. Quand il est rentré, son gars* et sa fille ne le reconnaissaient plus comme leur père. Alors tu comprends, les souvenirs
de guerre, il évitait d’en parler. (Chr. Leray et E. Lorand, Dynamique interculturelle et autoformation, Une Histoire de vie en pays gallo, 1995, 321.)
5. Les brancardiers commencèrent à déplacer Maître Besnard.
– Je vous plains, commenta-t-il en plaisantant, avoir une telle charge à soulever. Les porteurs, eux aussi, entre l’église et le cimetière auront de la misère, heureusement que le chemin n’est pas trop long. (J.-Cl. Boulard, Le Charretier de la Ravissante, 1996, 219.) 2. 〈Ille-et-Vilaine, Mayenne, Sarthe, Centre-Ouest〉 faire de la misère à qqn "rendre malheureux, être méchant avec qqn ; taquiner, importuner qqn".
6. Loup pelé avait tout de même bonne mémoire, et il guetta la maison et la femme. Il
était teigneux, rancunier, voyez-moi cela pour si petite chose ! Il voulait lui faire de la misère ! (A. Poulain, Contes et Légendes de la Haute Bretagne, 1995, 254.)
3. 〈Nord, Pas-de-Calais, Somme, Oise〉 chercher misère (à qqn) "chercher dispute, chercher noise (à qqn)". Celui-là, il cherche misère à tout le monde (CartonPouletNord 1991).
4. 〈Centre-Ouest〉 voir de la misère "être misérable, souffrant ; connaître des déboires".
7. Soixante-dix ans de misère, ou presque ; parce qu’on ne traverse pas deux guerres,
on n’a pas quatorze enfants sans voir de la misère, et sans la voir de près. (A. Geaudrolet, Amours paysannes, 1980, 18.)
5. 〈Loire-Atlantique, Centre-Ouest〉 ne voir que (ou ne voir pas) la moitié de sa misère "mal voir (dans un lieu mal éclairé ou du fait d’une vue défectueuse)".
8. Tel était cet intérieur, modeste mais propre, qui eût été gai, même, si le moindre
rayon de soleil était venu faire chanter, dans cette ombre humide et froide, les couleurs
des choses. Mais la pièce était toujours sombre. On n’y voyait pas la moitié de sa misère, comme on dit. (P. Menanteau, Les Chemins du Bocage, 1972 [1932], 6-7.)
9. Dame, excuse-moi, pace [sic] que, quand j’ai pas mes quatre-z-yeux, je vois pas la moitié de ma misère ! (H. Bouyer, dans L’Éclair, 2 novembre 1976, dans BrasseurNantes 1993, 176.)
10. – C’est trop noir dans ce coin, dit enfin Zacharie, je ne vois plus que la moitié de ma misère, je finirai ça demain matin. (P. Moinot, Le Matin vient et aussi la nuit, 1999, 170.)
— 〈Basse Bretagne〉 voir la moitié de sa misère "id."
11. D’ailleurs, pourquoi chercher noise à Lomig-des-Chiens puisque nous avons Marie Gouret,
dite Marie l’Aveugle, notre mendiante paroissiale et le souffre-douleur de quelques
grands gars qui n’arrivent pas à croire que la pauvre femme n’y voit goutte. De temps
à autre il y en a un, sceptique juré, qui va s’étendre à plat ventre sur le chemin
de Marie quand elle arrive, tâtonnant du bâton, la tête de travers et dialoguant avec
elle-même à deux voix qui n’ont pas l’air de sortir de la même personne. Marie bute
et tombe, s’écorche le front ou la pommette, quelle importance ! s’assied par terre
et demande : « J’espère que je ne vous ai pas fait de mal, petit ? » Le petit revient déjà vers ses camarades en se frottant la carcasse : « Elle a fait exprès de me tomber dessus, la vache ! Et avant de tomber, elle m’a donné
du bâton à travers les côtes. » Personne ne saura jamais si Marie l’Aveugle a vu la moitié, le quart ou seulement l’ombre de sa misère. (P.-J. Hélias, Le Cheval d’orgueil, 1975, 316.)
■ dérivés. fam. misérer v. intr.
1. 〈Haute Bretagne, Centre-Ouest (vieilli), Sarthe, Maine-et-Loire, Cher, Bourgogne〉 "éprouver de nombreuses difficultés, avoir de la peine (à faire qqc.)". Synon. région. s’en voir*. « Depuis ce temps-là, comme vous le savez, j’ai miséré » (J.-L. Boncœur, Le Village aux sortilèges, 1980, 287) ; « […] on arrive chez les Goubard à plus de dix heures du soir. Personne en peut plus,
la Lucie d’attendre devant une soupe froide, moi qu’ai trop mangé, trop bu, et surtout trop misèré à faire des déménagements […] » (M. Mazoyer, Les Aventures du Toine Goubard, 1982, 98) ; « Avec toutes ces pluies, on a miséré pour rentrer la moisson » (RouffiangeMagny 1983) ; « – […] Et surtout, dis-lui que tout va bien, mais que sans elle on misère quand même pour venir à bout… » (M. Clément-Mainard, La Foire aux mules, 1989 [1986], 380).
2. 〈Centre-Ouest (vieilli), Bourgogne〉 "pousser difficilement (d’une plante)". Le blé a miséré cette année (Homme de 40 ans, Saône-et-Loire, 1997).
◆◆ commentaire. 1. Le sens de "peine, difficulté" (déjà pour lat. miseria) est attesté en français dep. Estienne 1549 (FEW 6/2, 169a, miseria). Mais la locution avoir de la misère n’est pas signalée dans les dictionnaires français autrement que comme un régionalisme
de l’Ouest et du Canada (TLF 11, 886a, avec des exemples de Guèvremont et Hémon).
Elle a été enregistrée dep. la fin du 19e s. dans les parlers de Flandre (Gondc.), de Picardie (St-Pol), du Maine (bmanc. hmanc.),
de Bourgogne (verdch.) (tous FEW 6/2, 169a, qui n’a retenu que le substantif misère "peine, difficulté" des attestations de la locution), de même que dans le Nord, la Mayenne et l’Yonne
(ALF 990), dans la Manche (H. Gancel, Le Bâton de dignité, 1995, 75) et à Châteaudun (Bataille). On rencontre la locution dans la littérature
dialectale lilloise : j’ai bien de l’ misère de (+ inf.) (1866, v. P. Pierrard, Les Chansons en patois de Lille sous le Second Empire, Arras, 1966, 188), ell’ a de l’ misère (1869, ibid. 202). Signalée comme régionalisme par CartonPouletNord 1991, GuilleminRoubaix 1992,
BrasseurNantes 1993 et RézeauOuest 1984, elle est courante dans toute l’Amérique francophonea où elle est enregistrée dep. Dunn 1880 (DQA 1992 ; PoirierAcadG ; CormierAcad 1999 ;
DéribleSPM 1986 ; BrassChauvSPM 1990 ; DitchyLouisiane 1932 ; NaudMadeleine 1999).
Le calque est répandu en breton (me meus mizer kompren ahanoh "j’ai de la misère à vous comprendre" comm. pers. de J. Le Dû). On a parallèlement signalé dans les Vosges avoir eu de la misère "avoir été malade (du bétail)" (région., BlochLex 1915, 83). Cette dispersion indique une création antérieure au
18e s.
2. Cette variante de frm. faire des misères à qqn (TLF ; Rob 1985 ; dep. 1867, FEW 6/2, 169b) est rare à l’écrit en français (1932, Céline ; 1989, Forlani, tous deux Frantext). Elle a été signalée dans les parlers de l’ouest et du centre du domaine d’oïl aux
19e et 20e s. dans le Maine, en Haute Bretagne (Pléchâtel., tous FEW 6/2, 169a qui ne retient de la locution que le substantif), de même que dans le Centre (Jaubert)
et en Touraine (DavauParlTour 1979). Elle est également bien attestée dans le français
d’Amérique du Nord (Dunn 1880 ; Clapin 1894 ; DulongCanad 1989 ; DitchyLouisiane 1932)
où faire des misères à qqn est également connu (Dionne 1909 ; DQA 1992 ; PoirierAcadG).
3. Cette locution, relevée par CartonPouletNord 1991 et GuilleminRoubaix 1992, est en
continuité géographique avec le belgicisme chercher misère à qqn "tracasser, taquiner qqn" (BaetensBruxelles 1971 ; MassionBelg 1987 ; TLF ; Lar 2000), lequel est parfaitement
bien intégré depuis au moins trois quarts de siècle (cf. chercher misère à qqn "iemand zoeken" F. P. H. Prick Van Wely, Fransch Handwoordenboek, Gouda, 1924 ; L. Grootaers, Nouveau dictionnaire français-néerlandais, néerlandais-français, Bruxelles, 1947). Cette locution a des équivalents dialectaux formés sur des verbes
synonymes tels que liégeois cwèri mizére, quèri misére (dep. 1866, FEW 6/2, 169a), Rieux cacher des misères à kékê (F. Lefebvre, Lexique du parler de Rieux, Lille, 1994).
4. Locution à laquelle correspondent les formes dialectales Aiript [vɛr d la mi'zer] (FEW 6/2, 169a) et Hérisson [l vwe be d la mizɛr] (Pelmont), toutes deux notées dans les Deux-Sèvres. La locution régionale n’est
pas autrement signalée que par RézeauOuest 1990.
5. Locution plaisante qui ne semble pas avoir été signalée ailleurs que dans RézeauOuest
1984 et BrasseurNantes 1993 et qui paraît se rattacher à un type plus général, cf. ne pas y voir la moitié de ses misères "mal voir" assez courant en Provence (comm. pers. de Cl. Martel ; v. J. Giono, Les Grands Chemins, 1951, 159 « Le temps est si lourd qu’on n’y voit pas la moitié de ses misères » et RoubaudMars 1998, 60 ne pas voir le quart de sa misère) ou bien ne voir que la moitié de sa vie (J. Anglade, Le Voleur de coloquintes, 1972, 40 et Un lit d’aubépine, 1997 [1995], 142 ; cf. MazaMariac 1992 ne pas y voir la moitié de sa vie), bret. gwelout eun hanter euz e blanedenn ("voir une moitié de sa destinée" P.-J. Hélias, Marh al lorh, 1986, 308), à propos de personnes borgnes ou presque aveugles. On n’en a pas trouvé
d’attestation avant le 20e s. (« Elle […] avait haussé la mèche d’une petite lampe de porcelaine, suspendue aux solives,
qui était tout l’éclairage de l’humble logis. / – On verra du moins la moitié de sa
misère ! dit-elle avec gaieté, d’une voix chantante, au timbre grave et pur » 1900, A. Le Braz, Magies de la Bretagne, éd. Lacassin, 1997, t. 2, 8).
Le dérivé a été enregistré par Lar 1903-1949, à partir d’une citation de Clemenceau,
originaire de Vendée, et il a été employé par l’Angevin R. Bazin au sens de "vivoter, vivre dans la misère (d’humains)" (1901, Le Guide de l’empereur 99 ; 1905, L’Isolée 243 ; 1917, La Closerie de Champdolent 66) ou de "pousser difficilement (d’une plante)" (1914, Gingolph l’abandonné 10) et par le Breton A. Le Braz au sens de "vivoter, vivre dans la misère (d’humains)" (1901, Magies de la Bretagne, 1997, t. 2, 143 ; 1911, ibid., 238). Il a connu par ailleurs une certaine vitalité dans l’ouest et le centre du
domaine d’oïl (FEW 6/2, 169b-170a), d’où il s’est implanté dans le français de Saint-Pierre et Miquelon (BrassChauvSPM
1990) et de Louisiane (DaigleCajun 1984), et il a été stigmatisé dans le français
de Wallonie (« misèrer n’est pas français, il faut dire languir » DasnoyNeufchâteau 1856). L’extrême rareté des attestations anciennes (1211 et 1540,
Gdf) permet difficilement de leur rattacher les données modernes. – RLiR 42 (1978),
177 ; TavBourg 1991 ; ValMontceau 1997.
a Où elle est documentée dep. 1752 : « J’arrivé apres avoir eu bien de la misere à Montreal » (J. Legardeur de Saint-Pierre, dans FichierTLFQ).
△△ enquêtes. EnqDRF 1994-96. Taux de reconnaissance : (1) Loire-Atlantique, Maine-et-Loire, Sarthe, 100 % ; Ille-et-Vilaine, 90 %. (misérer) Ille-et-Vilaine, 75 % ; Loire-Atlantique, 60 % ; Maine-et-Loire, Sarthe, 30 %.
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