crocher v.
1. Emploi trans.
1.1. 〈Haute-Normandie, Haute-Savoie (Chablais, Faucigny), Savoie (Tarentaise)〉 crocher qqc. "suspendre au moyen d’un crochet ; fixer solidement". Stand. accrocher. – On crochait cette croix en paille à la grange pour la protéger de l’incendie (GagnySavoie 1993).
1. « […] on fêtait que l’après-midi / c’était à deux heures / alors nous les gosses on
se mettait dans la cour de l’école / y avait un mât de cocagne / en haut on crochait une bouteille de vin / on crochait un rôti / une poule / on a plus le droit maintenant / c’était des gosses et des grandes
personnes […]. » (Témoignage, dans SchortzSenneville 1998, 164.)
1.2. 〈Surtout Bretagne〉 crocher qqn/qqc. S’il y avait une épave, obligatoirement ils [les nombreux bateaux de pêche travaillant
dans le secteur] auraient dû crocher quelque chose (Patron pêcheur de Saint-Brieuc, A2, journal de 20 h, 24 juin 2000).
— "saisir, attraper".
2. – […] A cet endroit, la rambarde [du navire] prolonge la coque, la muraille. Tombant
de cette rambarde, on tombe à la mer. Ou alors, il faudrait être « croché » au passage, depuis un hublot. (R. Madec, L’Abbé Garrec, passager des premières, 1957, 40.)
3. Ces fourmis [les femmes d’Ouessant] n’arrêtaient pas : elles empierraient les routes,
refaisaient les chemins, ramassaient sur la grève* les bois d’épaves, le pense, le goémon, les vomissures de mer. Parfois elles sauvaient un naufragé en le « crochant » de la grève. (Le Monde sans visa, 22 juin 1991, 19.)
● Suivi d’un compl. prép.
● crocher avec/au moyen de qqc. "saisir avec un croc, avec un crochet". Stand. accrocher.
4. – C’est vous qui avez trouvé le corps de Lucien Le Berre ?
– Ouais, fit-il en se rembrunissant. Il flottait là, parmi les saloperies. Je l’ai croché avec mon baz-crog [= gaffe] et on m’a donné la main pour le tirer sur le quai. (J. Failler, Marée Blanche, 1996 [1994], 65.) ● crocher par (une partie du corps, un vêtement) "saisir par". Elle me croche par l’oreille (J. Roger, Le Fils du curé, 1998, 193).
5. Déjà fort comme un homme, s’il avait « croché » son père adoptif par une main ou même par la houppelande, il l’aurait tiré du vide à bout de bras. Mais
il était arrivé trop tard […]. (R. Boussinot, Vie et Mort de Jean Chalosse, moutonnier des Landes, 1976, 37.)
6. […] un panneau de chalut […] l’avait frappé en pleine face alors qu’il s’apprêtait
à larguer le cul du filet. Il avait, ce jour-là, dû à Petit Pierrot d’avoir la vie
sauve. Le colosse l’avait croché d’une seule main par son ciré alors qu’inconscient et tout sanglant, une vague l’emportait par-dessus
le bord. (J. Failler, Marée Blanche, 1996 [1994], 16.)
— "saisir fortement quelque chose avec les mains en serrant". Stand. agripper, cramponner.
● 〈Normandie〉 "donner le bras à quelqu’un".
7. Il peut plus sortir tout seul / il faut le crocher (lui donner le bras). (SchortzSenneville 1998, 156.)
1.3. Par ext. 〈Surtout Bretagne〉 crocher qqn "mettre la main sur quelqu’un, se saisir, s’emparer de quelqu’un". Synon. région. empéguer*.
— Dans un tour à valeur passive.
8. Malheureusement, si le départ était bon, la fin de l’aventure était toujours la même.
Ou bien, à terre, il se faisait crocher par la patrouille ; ou bien, à son retour à bord de la « Flamberge », il était apostillé par le sergent d’armes. (P. Sizaire, Le Parler matelot, 1976, 100.)
2. Emploi intr. 〈Surtout Bretagne〉 crocher dans qqc. "saisir fortement quelque chose avec les mains en serrant". Stand. agripper, cramponner.
9. […] la charge de vase grise montait lentement le long du bordé. Puis ils crochèrent dans la poche [de la drague], dont les bords effleuraient la lisse. (R. Vercel, Yande, femme de la Houle, 1948, 18.)
10. Il essayait depuis une minute de déboucler sa ceinture, mais ses mains étaient comme
mortes de fatigue. Délivré de la barre, il chancela, crocha dans le bleu de Denis. (R. Vercel, Yande, femme de la Houle, 1948, 109.)
11. Et il buvait son vin rouge en enveloppant son verre à cul des quatre doigts serrés
et du pouce comme on croche dans un aviron. (P.-J. Hélias, L’Herbe d’or, 1982, 95.)
12. Pour toute réponse, deux masques [= personnes masquées] crochèrent dans le duffle-coat de Mary et se mirent à tirer. (J. Failler, Boucaille sur Douarnenez, 1996, 152.)
13. Hortense croche dans ma chevelure et tire dessus sans ménagement de façon à me faire relever la tête.
(J. Roger, Le Fils du curé, 1998, 80.)
● crocher dedans "se saisir d’une personne ou d’une chose, empoigner". Croche dedans !
14. C’est un grand sec qu’il est toujours à me chercher [= chercher querelle] sur le quai,
à me faire retourner mon petit sac quand je pars en faveur [= permission]. Alors,
lieut’nant – vous me comprendrez – j’ai croché dedans et je l’ai mis un peu à la trempe le long du ras. (P. Sizaire, Le Parler matelot, 1976, 101.)
15. – […] avez-vous le téléphone ?
– Non. […] Vous savez, je ne suis pas souvent là, et la mère, au téléphone, elle ne comprend rien. Elle en a même peur, rien à faire pour lui faire crocher dedans. (J. Failler, Marée Blanche, 1996 [1994], 91-92.) — Par anal.
16. L’embellie n’a pas duré ; le vent a molli brusquement, et c’est maintenant une pluie
fine qui « croche dans le Sud ». (R. Madec, L’Abbé Garrec aux mains des durs, 1958, 22.)
— Par métaph.
17. A Port-des-Dunes les marins ont le droit de se promener les mains dans les poches
sans que les femmes les traitent de feignants. On sait bien qu’ils crochent dans l’ouvrage quand il faut, qu’ils déhalent la drague d’un coup de reins pour la monter
à bord, poissons et cailloux mélangés. (I. Favreau, Les Mouettes en rient encore, 1987, 104.)
3. Emploi pronom. 〈Loire-Atlantique (Nantes)〉 se crocher à/après qqc. "saisir fortement quelque chose avec les mains en serrant". Stand. agripper, cramponner.
18. J’ai eu beau me crocher après la rambarde […], voilà […] le bonhomme parti cul par-dessus tête ! (H. Bouyer, L’Éclair, 2 juin 1956, dans BrasseurNantes 1993).
4. Part. passé/adj. croché, ‑ée "fortement fixé, cramponné".
19. Du goémon, c’est croché sur les rochers. (1970, énoncé oral noté à Planguenoual, Côtes-d’Armor.)
● Par métaph. Il a la feintise crochée dans la peau (J.-Y. Cendrey, Trou-Madame, 1997, 32).
5. 〈Bretagne〉 crocher au fond / le fond loc. verb. pêche [Le sujet désigne un filet et, par méton. celui qui le manœuvre] "être retenu au fond de la mer par un obstacle (rocher, épave, etc.)".
20. Le capitaine, le front plissé, ne quitte pas le carreau ouvert de la passerelle. La
main tendue vers le chadburn, paré à battre en arrière si le chalut croche au fond, il tient le treuilliste en éveil […]. (J. Récher, Le Grand Métier, 1977, 93.)
21. Le chalut vient de crocher le fond. […] Manœuvrant pour amener le navire à l’aplomb de la croche*, le capitaine, très calme, recommande au treuilliste d’embraquer doucement. (J. Récher,
Le Grand Métier, 1977, 94.)
■ dérivés. 〈Bretagne〉 croche n. f. pêche "fait, pour un chalut, d’accrocher au fond de la mer ; par méton. épave". « – Quand il n’y a pas de pépins on étale. – Qu’entendez-vous par pépins ? – Ben… Des
accidents, des croches. – Des quoi ? demanda Mary le front plissé. – Des croches, quand le chalut reste accroché au fond sur une épave ou sur une roche » (J. Failler, Marée Blanche, 1996 [1994], 73) ; « Les équipements ont beau être performants, la mer garde ses droits et les fonds leurs
secrets. Dans toute opération de chalutage, le premier danger est d’agripper une épave
ou une autre “croche” non signalée » (Fr. Grosrichard, Le Monde, 20 février 1997, 27) ; « Les épaves ou “croches” sont bien connues des pêcheurs, mais certains accidents dramatiques viennent rappeler
combien la vigilance est nécessaire. Paradoxalement, elles font aussi des heureux,
car il est admis que le poisson de roche – lieu jaune, julienne et congre, en particulier
en Bretagne – y vient plus nombreux » (Le Monde, 27 septembre 2000, 15) ; v. encore ici ex. 21.
◆◆ commentaire. Dérivé de fr. croc n. m. "crochet" attesté depuis le 12e s., mais qui n’est enregistré dans les dictionnaires français que depuis Boiste 1812,
si l’on excepte la variante croquer v. tr. "(t. de marine) accrocher" (Corn 1694-DG), et seulement dans des emplois restreints, techniques, régionaux,
argotiques ou vieillis.
Au sens de "accrocher, suspendre, éventuellement au moyen d’un crochet, fixer solidement", crocher est attesté en français aux 15e et 16e siècles (FEW ; Huguet ; Phd’AlcrippeMecking) et il s’est conservé à l’époque moderne
dans les parlers dialectaux de l’Ouest, particulièrement en Normandie, et de l’Est
du galloroman, de même que dans le français de Normandie, où la forme non dialectale
crocher a pu s’implanter, de là, dans les parlers – l’attestation du verbe chez Flaubert n’étant sans doute pas à caractériser comme vieillie
(TLF) –, à Saint-Pierre et Miquelon (BrassChauv 1990) et dans le français de la Suisse Romande
(v. DSR), où il est attesté depuis le 17e s. (v. GPSR 4,574), et de Savoie.
Le verbe est attesté (v. Gdf 2, 376) aux sens de "saisir avec un croc, avec un crochet" chez Marie de France, au 12e s., chez le Breton Alain Bouchard, au 16e siècle, et, dans la lexicographie française, comme terme de marine, depuis Besch
1845 (l’attestation de 1550 donnée par FEW 16, 401b est une erreur), et, par extension, de "saisir avec la main" sous la plume de Bas et Hauts Bretons : « prendre o la main, crochier » (1499, Lagadeuc 50a, s.v. creguiff = Gdf 2, 376b, s.v. crochier ; manque FEW 16, 401b, *krôk ; v. Etudes Celtiques 29 (1992), 124) ; « [deux lutteurs] de premiere entrée s’entrecrocherent non guieres gratieusement. […]
Pasquier qui entendoit la ruse, laissant l’espaulle saisit seulement le bras, tournant
veoir s’il le pourra aucunement esbransler, il le croche […] » (1549, Du Fail, Les Baliverneries d’Eutrapel, éd. Milin, 40), mais aussi ailleurs (1458, Mist, FEW 16, 401b ; env. 1485, TissierRecFarces 1, 142 ; lyonnais selon Chambon Z 112 (1996), 387-400).
Il s’est conservé en ce sens dans les parlers dialectaux de Haute Bretagne et du Bas
Maine (FEW), dans le français de Bretagne (LeGonidecBret 1819) et de Saint-Pierre-et-Miquelon
(BrassChauv 1990) et dans la langue de la marine (depuis Besch 1845), sporadiquement
chez des auteurs qui n’ont pas tous été influencés par celle-ci (Pourrat, Peyré, tous
deux TLF ; Loti, Rob 1985 ; 1975, Jamet, ColinArgot 1990)a. Des sens plus spécialisés tels que crocher "donner le bras à (qqn)" sont attestés en français (Lar 1869-1960, avec un exemple d’Audiberti) et bien implantés
dans les parlers et le français régional de Normandie (FEW), de même que se crocher "en venir aux mains" (depuis Sue, Lar 1869), tandis que frm. crocher "s’emparer de (qqn)" (1936, TLF) est attesté en français de Bretagne dès 1910 (EsnaultMétaph 1925, 251)
– mais déjà en 1719, chez un auteur né à Rouen : « elles venoient à la rencontre de leurs Galans : chacune crochoit le sien & le prenoit
sous le bras » (N. de Gueudeville, trad. Plaute, Les Comédies, Leyde, Vander Aa, t. 4, 3e partie, 42, comm. de P. Enckell). Les jalons dont on dispose paraissent indiquer
un ancrage particulièrement net dans les provinces bordières de la Manche donnant
lieu à des échanges avec certains usages du français (français de la marine, français
argotique et familier).
a V. encore Fr. Pons, Les troupeaux du diable, 1999, 192 : « L’inconnu crut pouvoir crocher Baptiste par le bras ».
◇◇ bibliographie. LeGonidecBret 1819 ; 1898 (« Les autres, les mains solidement crochées dans les drisses saisies à pleins poings,
hissaient vivement les deux voiles brunes » (G. Toudouze, Le Bateau des sorcières, 1998 [1898], 277) ; BarbeLouviers 1907 "accrocher qqc" et "donner le bras à qqn" ; BrunMars 1931 ; Dieppe 1952 ; DéribleSPM 1986 ; LepelleyBasseNorm 1989 ; BrasseurNorm
1990 ; BrasseurNantes 1993 ; GagnySavoie 1993 ; LepelleyNormandie 1993 ; GallenBÎle
1997, 13 ; SchortzSenneville 1998.
△△ enquêtes. EnqDRF 1994-96. Taux de reconnaissance : Morbihan, 100 % ; Finistère, 80 % ; Côtes-d’Armor, 65 % ;
Loire-Atlantique, 40 % ; Sarthe, 30 % ; Ille-et-Vilaine, 25 %.
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