deuil n. m.
I. 〈Pas-de-Calais, Somme (Amiens)〉 "enterrement". Je n’ai pas pu aller au deuil (EmrikAmiens 1958). Il est parti au deuil de son oncle (CartonPouletNord 1991).
II. Dans des locutions verbales.
1. 〈Gers〉 avoir deuil de qqc. "avoir de la tristesse de, avoir du chagrin de".
1. « Un matin de printemps, vaccinée les jours précédents, si la jeune bête [chevreau]
n’a pas été, hélas ! livrée à la boucherie – j’en ai chaque fois “deuil” – elle va rejoindre le troupeau. » (J. Taillemagre, Pleine Terre, 1978, 21.)
2. 〈Surtout Normandie, Charente, Indre-et-Loire, Allier, Saône-et-Loire, Ariège, Haute-Garonne,
Tarn, Tarn-et-Garonne, Lot, Aveyron, Puy-de-Dôme, Limousin, Dordogne, Lot-et-Garonne,
Gers, Hautes-Pyrénées, Pyrénées-Atlantiques, Landes, Gironde〉 usuel ça/cela (me / te, etc.) fait deuil (de + prop. inf. / que + prop. au subj.). "causer de la tristesse". Synon. région. faire peine*, faire regret*. – Je me suis perdu une bague, je vous assure que ça me fait deuil (SéguyToulouse 1950). Ça m’a fait deuil de le voir partir (MoreuxRToulouse 2000).
2. Ça nous faisait bien deuil d’abandonner nos petits frères, mais la vie n’était plus tenable. (R. Guérin, La Peau dure, 1992 [1948], 49.)
3. Quatresous surprit le regard de Baboulot posé sur les deux bouteilles de Saint-Pourçain :
– Non, Toussaint ! Non ! Baboulot soupira, s’allongea sur l’herbe : – Bien sûr que non, qu’on va pas y toucher, mais ça me fait deuil de me coucher avec la gorge sèche ! (R. Fallet, Le Braconnier de Dieu, 1982 [1973], 212.) 4. – Tu m’abandonnes ? a dit Monsieur Boy.
– Oh Monsieur Boy, je n’ai pas souvent congé, ça me ferait deuil de le passer à Arcachon. (Chr. de Rivoyre, Boy, 1973, 272.) 5. – Vous replantez ? demanda Jean-Gilles.
– Des douglas, oui… et ça me fait un peu deuil. […] Parce que là, il y avait des arbres que j’aime : des chênes, des hêtres, des châtaigniers, et qu’on les remplace par des résineux, à cause de nos besoins en pâte à papier […]. (R. Semet, Les Argyronètes, 1976, 103-104.) 6. « […] A cette heure* que je vous l’ai vendue, ce n’est pas pour que vous me la laissiez là sous les yeux,
que j’en ai des regrets tous les jours, de me séparer de l’armoire à ma grand-mère.
Si elle voyait ça, cette pauvre vieille… […] Cela me fait assez deuil d’être obligée de m’en défaire […]. » (R. Dubos, Histoires normandes, 1978,14.)
7. Ma mère s’irrite un peu « elle a bien le temps, qu’elle profite de sa jeunesse » mais elle ajoute aussi des fois, « le mariage c’est la loi de la vie », et que ça lui ferait deuil que je reste vieille fille. (A. Ernault, La Femme gelée, 1989 [1981], 79.)
8. – J’ai bien prié pour vous autres à l’église. Ça me ferait deuil de perdre des bons amis comme vous !… (C. Tessier, Eugénie du Château-vert, 1988, 116.)
9. […] ma pauvre maman baissait le nez, ne répondait pas et ça lui faisait deuil, croyez-moi, de se manger la riposte [= ne pas riposter] à la méchante réflexion de tante Léontine.
(Chr. de Rivoyre, Crépuscule taille unique, 1989, 105.)
10. Roger Saint-Marc [vigneron de 66 ans, à Sainte-Croix-du-Mont] […] aime guetter le
développement du botrytis, et se prend d’amour pour ses raisins : « En 1985, le raisin était roux comme l’or, ça me faisait deuil de le presser »… (Guide de charme des vins et vignobles de France, 1996, 304.)
11. – […] il faut que je vende mes juments et ça me fait deuil… (M.-M. Muller, Froidure, le berger magnifique, 1998 [1997], 114.)
12. – Oh, dit Piélou […], un incendie ça ne fait pas toujours deuil. Suppose que tu aies une bonne assurance. (J.-P. Demure, Fin de chasse, 1998, 68.)
□ En emploi métalinguistique.
13. – Ne dis pas de bêtises, Duval. Ton garçon a été pris à la réquisition, mais ce n’est
la faute de personne, tu le sais bien.
– Ça me fait « deu » (deuil) de voir des gars solides qui se promènent librement alors que le mien est embrigadé. (P. Lebois, Les Trois Amoureuses de Villeclaire, 1968, 32.) 14. Ça me fait deuil se disait du regret de laisser du gâteau dans l’assiette et de la tristesse de perdre
un fiancé. (A. Ernaux, La Honte, 1997, 70.)
◆◆ commentaire.
I. Ce sens n’est plus en usage dans le français standard, sauf dans des contextes figés
comme conduire/mener/suivre le deuil (dep. 1606, v. Rob 1985 ; Ø TLF) et son maintien dans le Nord de la France est un
archaïsme, non relevé par les dictionnaires généraux contemporains.
II. La loc. verb. avoir deuil de qqc. est attestée dep. 1572 (J. de La Taille [né à Pithiviers], Frantext), mais elle ne semble guère avoir de continuateur contemporain (elle est relevée
par BoillotGrCombe 1929a), d’après la documentation consultée, que dans le Sud-Ouest ; elle est absente des
dictionnaires généraux contemporains. Par contre, faire deuil à qqn, s’il est attesté continûment dans le Sud-Ouest en languedocien dep. le 17e siècle (« fa dol, donne du regret », Doujat) et en français dep. DesgrToulouse 1768b, est aussi documenté aux 19e et 20e s., selon Frantext, surtout en Normandie (1857 Flaubert, 1884 Maupassant, 1926 Maurois, 1972 Ernaux)
et dans le Nord (1943 Bernanos). Seul des dictionnaires généraux contemporains, Rob 1985
rend compte de ce caractère diatopique (« vx ou régional », avec deux exemples de Maupassant et de Bernanos). Cette dispersion indique sûrement
le caractère d’archaïsme d’un tour rejeté à la périphérie du Bassin Parisien : s’il
est particulièrement vivant en Normandie et dans le Sud-Ouest, il est aussi connu
dans quelques autres aires ainsi que le montre la documentation d’exemples (Indre-et-Loire,
v. ex. 8 ; Allier, v. ex. 3 ; Saône-et-Loire, v. ex. 5 ; Puy-de-Dôme, v. ex. 12),
les enquêtes (Limousin) ou tel lexique régional (GuichSavoy) ; le silence sur ce tour
dans les relevés régionaux récents concernant ces régions, et particulièrement la
Normandie (Brasseur, Lepelley) est probablement l’indice de sa forte légitimité dans
ces diverses aires.
a Selon Boillot, « F. Brunot (IV, 469) donne cette expression employée par Malherbe comme étant, en français[,]
d’origine normande » ; cette référence est erronée.
b BoisgontierMidiPyr 1992 conteste toutefois l’exemple donné par Desgrouais : « La phrase citée par le Parisien Desgrouais (“Mon ami est mort. Il me fait bien deuil”, Gasc., p. 146) est certainement de sa composition, car il est invraisemblable qu’un Languedocien
l’ait jamais prononcée. Le distingué professeur au Collège Royal n’avait sans doute
pas pris garde que faire deuil ne peut se dire qu’à propos d’objets, jamais de personnes. » Ce même exemple de Desgrouais sera repris par JBLGironde 1823. – On ne peut toutefois
exclure la possibilité d’une évolution depuis deux siècles.
◇◇ bibliographie. (I) EmrikAmiens 1958 ; CartonPouletNord 1991. (II.2.) DesgrToulouse 1768 (avec sujet désignant une personne) ; JBLGironde 1823 id. ; SievracToulouse 1836, 139 « gasconisme remarquable » ; AnonymeToulouse 1875 « gasconisme remarquable » ; PépinGasc 1895 ; LambertBayonne 1904-1928 ; SajusLescar 1821, 47 il me fait deuil ; SéguyToulouse 1950 ; GonthiéBordeaux 1979 ; DuclouxBordeaux 1980 ; TuaillonRézRégion
1983 (Bordeaux) ; GuichSavoy 1986 ; SallesLBéarn 1986 ; SuireBordeaux 1988 ; BoisgontierAquit
1991 ; SuireBordeaux 1991, 48 et 2000 ; BoisgontierMidiPyr 1992 ; PénardCharentes
1993 ; GallenBÎle 1997, 6 ; MoreuxRToulouse 2000 « semble connu de la majorité des plus de 40 ans » ; les loc. avoir deuil de qqc. et faire deuil ne sont pas dégagées dans FEW 3, 121a, dolus.
△△ enquêtes. EnqDRF 1994-96. Taux de reconnaissance : (II.2.) Ariège, Aveyron, Gers, Gironde, Landes, Pyrénées-Atlantiques, Hautes-Pyrénées, Tarn-et-Garonne,
100 % ; Dordogne, 60 % ; Haute-Vienne, 55 % ; Haute-Garonne, Tarn, 50 % ; Creuse,
45 % ; Lot-et-Garonne, 40 % ; Corrèze, 10 % ; Lot, 0 % (1 témoin).
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