plaindre v. tr.
1. 〈Centre-Ouest, Haute-Saône (Ronchamp), Rhône, Loire, Isère, Drôme, Hautes-Alpes, Provence,
Languedoc, Aveyron, Lozère, Ardèche, Auvergne, Limousin, Aquitaine〉 usuel plaindre qqc. à qqn "donner avec parcimonie, à regret qqc. à qqn (ou animé) ; regarder à, lésiner sur (une
quantité)".
1. J’ai encore vu, dans mon enfance, des piles de ces chemises bises […]. Elles avaient
été tissées vers 1800, pour un grand-père qui n’avait pu les user ; on n’y avait certes pas plaint l’étoffe : du col partaient des dizaines de fronces ; un géant s’y fut [sic] trouvé à l’aise. (M. Gonon, La Vie familiale au Moyen Âge, ca 1970, 14.)
2. « On ne leur “plaint” pas le manger [à des pintades en élevage], me disait Lasalle. […] Calculez les tonnes
d’aliments que j’achète à la coopé si cela vous amuse […]. » (J. Taillemagre, Pleine Terre, 1978, 38.)
3. Ma mère avait beau précautionneusement le tancer :
Tu manges trop ! Ça te fait pas du bien pour ta tension ! Il le prenait mal. Il disait qu’elle lui plaignait la nourriture […]. (Cl. Duneton, Le Diable sans porte, 1981, 141.) 4. C’est pas que je te plaigne le pain que tu manges, mais pendant ce temps, nous autres, on est bien bons pour
l’humidité et la vermine du faubourg Saint-Jacques. (R. Eymard, Nous sommes tous des Nez noirs, 1988, 38.)
5. Le matin, de bonne heure, les gens qui traversaient la place levaient les yeux pour
le plaisir. Ils disaient : « Les volets [du presbytère] sont ouverts, la cheminée fume… Tiens celle du bureau commence
aussi à pousser son nuage ; on ne lui a pas plaint le genêt ! » (M. Donadille, Pasteur en Cévennes, 1989, 34.)
6. Benoist n’était pas très causant et Antoine est surpris de le trouver tout disposé
à parler de tout, longuement.
– Toujours chez Jansouneix ? – Oh non ! Il y a longtemps que j’en suis parti. On me plaignait un peu trop le pain que je mangeais. (Fr. Cognéras, Le Temps apprivoisé, 1991, 195.) — Sans compl. second.
7. – Qu’est-ce qui a fait le café ?
– Moi. – Tu n’as pas plaint la poudre. – Je n’ai rien plaint. Je n’avais pas envie de faire du café de moine. (J. Giono, Les Âmes fortes, 1949, 13.) 8. Aussi Blaise aimait-il l’âne et ne plaignait jamais le peu de foin que l’âne consommait. (R. Fallet, Les Vieux de la vieille, 1996 [1958], 26.)
9. […] le truc des Romains pour transmettre en quelques minutes un message des rivages
de la Méditerranée à ceux de la Seine : un bon fagot de pins, des sarments, avec des
pignes*, sans plaindre la poix, toujours prêt, des guetteurs, la combine des Sioux quoi ! ça devait être
rudement joli, par les nuits d’été, la Gaule pointillée de feux de la Saint-Jean…
(J.-P. Chabrol, La Gueuse, 1966, 205.)
10. Les journaliers connaissaient dans chaque village les bonnes maisons, celles où on
ne plaignait rien. (L. Chaleil, La Mémoire du village, 1989 [1977], 203.)
11. Ici, le père Ponthier faisait épandre non seulement des phosphates, mais aussi de
la potasse et du sulfate d’ammoniaque, sans plaindre les doses. (Cl. Michelet, Des grives aux loups, 1979, 265-266.)
12. Des bancs – analogues à ceux des églises – étaient mis à la disposition des paysannes
sous la halle ; elles pouvaient donc y déposer leurs paniers, mais « il fallait donner un sou ! Et un sou, c’était un sou à ce moment-là… » Elles étaient nombreuses qui laissaient leurs paniers à terre, car « elles plaignaient leur sou… » (Per lous chamis 28, mars 1979, 19.)
13. Cécile se déshabilla, se plongea dans le bain.
– Frotte-moi, ça me fait du bien. Et ne plains pas le savon. Plus fort. Là… C’est bien. (M. Peyramaure, L’Orange de Noël, 1996 [1982], 137.) 14. Le matin et le midi, comme son père et son grand-père, il se gave de bonne soupe.
Emilie ne plaint pas les rations dans ses mélanges de légumes, de lard, de fromage et de pain. (J.-P. Leclerc
et Fr. Panek, Contes et recettes des pays d’Auvergne et d’Aveyron, 1996, 35.)
— En emploi abs.
15. Et l’autre, fière d’être invitée chez l’institutrice, rappliquait à l’heure des vêpres,
le panier garni d’une moitié de cochon.
– Je vous ai mis un peu de rillettes aussi, avec un plat de côtes. Mon homme l’a dit : plains pas, c’est pour madame Alice. (J.-Cl. Libourel, Les Roses d’avril, 1998 [1997], 39.) — Emploi pron. se plaindre qqc. "se priver de qqc., se refuser qqc. par avarice". Ils se plaignent la nourriture. Ils s’achètent rarement de la viande (MartinPilat 1989, 121).
2. 〈Corrèze〉 "regretter (qqc.)".
16. Mathilde regarda son époux et haussa les épaules en souriant. Il plaignait sa place, s’en voulait de ne pas être là-haut, au puy Blanc, tapi derrière un buisson
de genévriers, guettant, le cœur battant, l’approche des vols et les fusillant allègrement
dès qu’ils passaient à bonne portée. (Cl. Michelet, Les Palombes ne passeront plus, 1980, 164.)
17. « Vous prendrez bien un verre avec nous ? Si vous voulez casser la croûte ?
– Avec joie, dit le journaliste parisien, d’autant que la Compagnie m’a bien invité mais pas au banquet officiel, à l’Hôtel du Nord, à Ussel. – Vous plaignez votre part, à ce qu’on voit ? – Pensez ! Rien que pour les viandes, écoutez […]. » (R. Eymard, Nous sommes tous des Nez noirs, 1988, 141.) ◆◆ commentaire. 1. Plaindre qqc. "donner avec parcimonie", attesté en afr. dep. ca 1280, perdure aujourd’hui dans des emplois semi-figés, répertoriés par la plupart
des dictionnaires généraux : plaindre son temps, sa peine, son argent (Ø marque GLLF, TLF et Hanse 1994, mais « fig. et vx » Rob 1985 et « vieilli » Lar 2000), ne pas plaindre sa dépense, son argent (« un peu vieillies ou région. » DupréEnc 1972), ne pas plaindre la dépense "ne pas regarder à la dépense" (« région. » Rob 1985), mais il ne plaint pas sa peine (« mod. et courant » PR 1977). On comparera ces emplois – bien reçus, sous leurs diverses étiquettes, en français de référence –, au particularisme, moins bien repéré par les lexicographes, "donner à regret, n’utiliser qu’avec parcimonie, lésiner sur" (« class. et litt. » GLLF 1976 ; « dial. » Hachette 1980 ; en construction négative « région. » PR 1977 ; « mod., région. » TLF). L’aire du particularisme (emplois non figés) recouvre l’espace qui s’étend
au sud de la Loirea. La vitalité n’est toutefois pas la même dans toute l’aire (v. infra EnqDRF) ; par
ailleurs, ce particularisme est moins employé dans la Marche limousine qu’en Corrèze
ou Dordogne. L’emploi contemporain se caractérise donc comme méridional et à dominante
languedocienne. On peut dire que le particularisme, qui se manifeste essentiellement
dans des aires périphériques, présente la configuration de l’archaïsme alors que les
emplois figés se dénoncent par des restrictions syntagmatiques. Dans l’aire méridionale,
l’usage dialectal occitan a freiné l’évolution vers une norme (fr. ou occit.), les
deux signifiants ayant le même sémantisme (plagnè "épargner" Sauvages 1756 ; plagne "épargner sa peine, ses dépenses" D’HombresAlès 1884), ce qui s’est traduit dès le 18e s. par des considérations normatives (fr. « plaindre et regretter ne sont pas synonymes » Sauvages 1785), quand le particularisme était conscient. Le terme n’est pas stigmatisé
chez Féraud 1788 – qui marque par ailleurs « familier » les emplois formulaires ci-dessus – pour plaindre le pain, etc. "avoir regret aux dépenses les plus nécessaires", ce qui témoigne d’un usage courant et inconscient (cf. en 1789 dans le français
du Lot « il ne plein [sic] pas le vin » Chr. Constant-Le Sturm, Journal d’un bourgeois de Bégoux, 1992, 142). 2. Plaindre qqc. pour "regretter la perte de qqc.", attesté en afr. et aocc., est un conservatisme d’emploi restreint dans une aire
où 1. est bien vivant.
a Quelques emplois sporadiques ont été relevés dans l’Est, ainsi : « Elle nous cuisait […] une galette* au sucre pour le café. Elle n’y plaignait pas le beurre » (J. Rogissart, Hurtebise aux griottes, 1954, 87) et « Depuis cinq heures de l’après-midi, où le jeu a été ouvert, personne n’arrive à grimper
[au mât de cocagne] plus de trois ou quatre mètres. C’est trop savonné. C’est vrai
que le père de Laclope n’a pas plaint le savon noir » (Cl. Ponti, Les Pieds bleus, 1995, 224).
◇◇ bibliographie. FEW 9, 15b, plangere 1 a ; Brunot 4, 274 ; StrakaProust 1993, 144 ; VillaGasc 1802 ; JBLGironde 1823,
98 ; GabrielliProv 1836 (emploi non stigmatisé) ; VayssierAveyr 1879 plaindre le pain s.v. plonge ; MichelDaudet ; RézeauPérochon 1978 [1921] ; DuraffVaux 1941 ; MichelCarcassonne
1949 ; SéguyToulouse 1950 ; NouvelAveyr 1978 « très courant » ; RLiR 42, 180 ; BonnaudAuv 1976 ; MédélicePrivas 1981 « très courant » ; OlivierMauriacois 1981 ; MeunierForez 1984 ; RézeauOuest 1984 ; GermiLucciGap 1985 ;
MartinPilat 1989 se plaindre (« bien connu à partir de vingt ans ») ; BoisgontierAquit 1991 (« usuel ») ; BoisgontierMidiPyr 1992 ; MazaMariac 1992 ; BlancVilleneuveM 1993 « parfois encore employé au-dessus de 50 ans, connu à 40 ans, non attesté au-dessous » ; FréchetMartVelay 1993 « usuel » ; CovèsSète 1995 ; FréchetAnnonay 1995 ; LaloyIsère 1995 ; FréchetDrôme 1997 « usuel » ; FréchetMartAin 1998 « usuel » ; PlaineEpGaga 1998 « encore utilisé » ; MichelRoanne 1998 « au-dessus de 40 ans » ; SabourinAubusson 1998 ; ChambonÉtudes 1999, 249 ; MoreuxRToulouse 2000 « régionalisme inconscient » ; QuesnelPuy 2000 ; comm. pers. Cl. Martel.
△△ enquêtes. EnqDRF 1994-96. Taux de reconnaissance : (1) Ariège, Aude, Aveyron, Corrèze, Gard, Haute-Garonne, Hérault, Haute-Loire (nord-ouest),
Lot, Lozère, Tarn, Tarn-et-Garonne, 100 % ; Cantal, Dordogne, Gironde, 90 % ; Creuse,
Puy-de-Dôme, 80 % ; Haute-Vienne, 70 % ; Landes, 65 % ; Pyrénées-Atlantiques, Hautes-Pyrénées,
Vendée, 50 % ; Lot-et-Garonne, Vienne, 40 % ; Charente, Charente-Maritime, Deux-Sèvres,
25 %.
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