gâte adj. épicène
pop. (stigmatisé ; restreint au code oral).
1. [En parlant d’un inanimé concret] 〈Ain, Rhône, Loire, Isère, Drôme〉 "qui est altéré par la putréfaction"a.
a On notera cependant que l’acception "qui est attaqué par la carie (dent)" n’est pas attestée par les sources lexicographiques pour la Loire ; mais comme ces
sources ne s’emploient nullement à décrire le sémantisme du mot – elles se contentent
d’une équivalence mécanique de forme à forme (v. n. a de la bibliographie) – ni, par conséquent, à illustrer systématiquement les diverses
acceptions d’exemples dûment référencés, il est impossible d’inférer de leur silence
l’absence de cette valeur. En toute rigueur, il ne serait d’ailleurs pas impossible
que gâte possède, parmi la dizaine d’acceptions de gâté que décrit TLF, d’autres acceptions que celles décrites ici en se fiant aux indications
explicites (quand elles en fournissent) ou aux exemples des sources.
— [En parlant d’un comestible, et tout particulièrement d’un fruit, d’un légume] Fréquemment
dans le syntagme tout gâte. Stand. gâté. – Les choux sont tout gâtes cette année (GononPoncins 1984). Cette poire est toute gâte (MartPellMeyrieu 1987). Ces pommes sont gâtes (MartinPilat 1989). Les châtaignes se conservent pas cette année ; elles sont toutes gâtes (BlancVilleneuveM 1993).
— Spéc. [D’une dent] "qui est attaqué par la carie". Stand. carié, gâté. – J’ai une dent gâte au fond (BlancVilleneuveM 1993).
2. [En parlant d’un organe] 〈Rhône〉 "qui est dérangé dans son fonctionnement, qui est atteint de troubles". Stand. fam. détraqué. – Le foie gâte après tous ces mâchons* (1953, SalmonLyon 1995).
1. Dans ma famille, on avait tous le foie un peu gâte, et ça nous empêchait pas d’en manger[,] du gras, et à regonfle [= en abondance]…
(A. Burtin et al., Petites histoires en franc-parler. C’est pas Dieu poss , 1988, 58.)
— Emploi subst. par méton. 〈Rhône (St-Maurice-sur-Dargoire)〉 gâte n. f. "membre souffrant d’une maladie". Parlant de sa jambe, un arthritique dira : j’ai mal à ma gâte (M.-J. Faure, Le Pépé au grenier, 1985, 196, gloss.)
3. [En parlant d’une personne] 〈Auvergne〉 peu usuel "qui est très fatigué, épuisé" (BonnaudAuv 1977).
■ variantes. 〈Lyon〉 gate (SalmonLyon 1995, sans référence).
■ syntaxe.
1. D’après les exemples des glossaires de régionalismes, l’adjectif est typiquement employé
en fonction d’attribut du sujet ou du COD. Les exemples de SalmonLyon (v. ci-dessus
sous 2) et de ManteIseron (une dent gâte) sont tronqués et ne permettent pas de reconnaître la fonction syntaxique.
2. Le degré d’intensité maximal est exprimé par tout à l’exclusion de très.
◆◆ commentaire. Adjectif verbal sur fr. (se) gâter (pour la formation, v. ici s.v. enfle). Un adjectif masculin gaste, que TL tire de vastare, est abondamment attesté en ancien français dans des acceptions diverses (TL 2, 205-6 ;
DEAF G 353-356 passim)a ; Baldinger conteste toutefois l’analyse de TL et pense que « gaste adj. m. s’explique mieux comme une forme savante (cp. triste […]) » (DEAF G 353)b et ramène donc le mot à gast < vastus. Il paraît toutefois difficile d’isoler les attestations d’ancien français d’alomb.
guasto "arido, secco" (FEW 14, 209b), it. "che è o si è alterato, danneggiato (dep. 1293) ; di cibo andato a male (dep. av. 1306) ;
di parti del corpo umano malate, rovinate (dep. 1348/1353) ; fig. corrotto, depravato
(dep. av. 1476)" (DELI s.v. guastare ; v. aussi FEW 14, 207a n. 25) et des formes francoprovençales, clairement déverbatives, du type ⌈ gáto ⌉ (FEW). Sur le plan sémantique, la répartition que Wartburg a cherché à introduire
entre les issues de vastare (cf. FEW 14, 210 n. 8 ; DEAF G 352-353) et celles de vastus (FEW 14, 208b) ne s’impose d’ailleurs pas avec évidence, les valeurs centrales de "dévasté, ravagé ; désert, inhabité ; en ruines" que possèdent afr. et mfr. gast et afr. gaste convenant à un adjectif verbal tiré de lat. vastare "rendre désert, vide ; dévaster, ravager".
Quoi qu’il en soit, gaste, encore attesté en 1697 (les fruits de la vallée du Rhône « sont tout gastes »)c est sorti très tôt du français écrit ; le mot n’est plus documenté par la suite jusqu’à
MolardLyon 1810, à une époque où il a déjà acquis le statut de régionalisme-vulgarisme,
strictement restreint au code oral, qui est le sien aujourd’huid (cf. arrête*, enfle*, use*) ; étant donné le manque d’attestations et la différence des sens, la continuité
de la tradition reste problématique. Dans l’acception principale du mot (1), la configuration actuelle de l’aire est d’allure lyonnaise ; elle comprenait aussi,
vers le début de notre siècle, la Saône-et-Loire et la Savoie (v. FEW et ConstDésSav
1902)e ; le mot s’est propagé du Lyonnais-Forez vers la Basse Auvergne (où, étant absent,
en ce sens, des parlers dialectaux, il ne saurait être endogène), au reste sans grand
succès : déjà peu fréquent du temps de MègeClermF 1861, il paraît aujourd’hui inusité,
du moins dans la région clermontoise (bien qu’il soit encore relevé dans BonnaudAuv
1977). Le sens secondaire 2 paraît limité au centre de l’aire de 1 (Rhône), ce qui serait naturel s’agissant du centre de sélection et d’innovationf. 3, qui se signale déjà comme un développement sémantique secondaire du fait de son caractère
‘vertical’g ou intra-lexical, est, en revanche, inconnu dans la zone lyonnaise (en français comme
dans les parlers dialectaux) alors qu’il a bénéficié plus à l’ouest d’une implantation
indéniable, bien qu’assez peu spectaculaire, dont témoignent frm. gâte "fatigué, harassé, épuisé" noté en Auvergneh (cf. dans l’Allier ca 1852, ConnyRéz)i et gatte stigmatisé dès 1825 en (Haut) Limousin – toutes régions où le mot est aujourd’hui
apparemment inconnu ou en tout cas (Auvergne) peu usité. Cette implantation occidentale
ancienne est garantie, en outre, par les patois – ces précieux reliquaires du français
– du domaine linguistique limousin : dès qu’il est possible, en effet, de faire jouer
un réactif phonétique (conservation de /s/ antéconsonantique, Ronjat 2, 192-193 ;
cf. ALF 628, ALAL 1676), l’emprunt au français (régional) se dénonce immédiatement
dans lim. blim. Brive gate "fatigué" (FEW)j ; on doit par conséquent dégager ces parlers dialectaux de toute responsabilité dans
l’émergence du mot en français. On sera donc conduit à voir dans 3 une innovation
sémantique ayant pris naissance dans le français de Basse Auvergne et s’étant diffusée
plus à l’ouestk. Globalement, la migration de gâte s’est faite selon l’axe Lyon-Clermont-Limoges et sa trajectoire rappelle de près
celles de boge*, de coursière* ou de se fioler, Clermont se révélant ainsi une courroie de transmission – jouissant cependant en
l’occurrence d’une relative liberté d’initiative (néologie sémantique) – de l’influence
lyonnaise vers l’ouest. L’état de la documentation (solution de continuité dans les
attestations entre l’ancien français et le début du 19e siècle) ne permet guère de remonter plus haut dans l’histoire de ce lyonnaisisme.
Toutefois, cette solution de continuité elle-même, la bonne coïncidence de la répartition
dialectale (v. FEW à compléter notamment par DuraffGloss 4210 [Ain, Isère, Oisans] ;
ALLy 494 pt 41 et 59, 654 pt 48, 67 et 68 [ALLy 5, 350 et 426] ; ALP 475 pt 6, 7)
avec l’aire d’origine du mot en français moderne, ainsi que les sévères restrictions
diastratique et diamésique qui frappent ce vulgarisme oral, incitent à y reconnaître
originellement un dialectalisme francoprovençal.
a V. aussi Gdf, qui n’a qu’un article gast.
b L’explication que Wartburg (FEW 14, 209b, vastus) avance pour une forme isolée chez lui (« Hier ist die form des fem. auf das mask. ausgedehnt worden, wohl weil das adj. meist
mit terre verbunden wurde ») paraît peu crédible.
c Dans Gonon MélGossen 1976, 282, n. 5 (enquête de Lambert d’Herbigny, intendant du
Lyonnais). V. Bull. de la Diana, t. 37, n° 3, 68-96.
d L’ex. 1 est tiré d’un recueil pratiquant un français populaire lyonnais parodique ;
SalmonLyon cite un exemple de 1926 tiré de la littérature guignolesque.
e Le mot n’a pas été relevé en Suisse romande d’après FEW, Pierreh et FichierCDNeuchâtel.
f Un sens voisin ("affaibli, malade") est attesté dans le Centre (Sanc. et centr.), ainsi qu’à SeudreS. dans FEW.
g Baldinger DEAF G xxx. (se) ⌈ gâter ⌉ / ⌈ (se) ga(s)tar ⌉ ne possédant nulle part le sens de "(se) fatiguer" en galloroman (cf. FEW), on a affaire à un sens né dans l’adjectif lui-même. La relation
génétique ‘verticale’ est beaucoup plus rare que la relation ‘horizontale’ dans laquelle la signification du dérivé découle de celle du mot-base.
h Très probablement dans le Puy-de-Dôme ; cf. aussi Limagne gâte "fatigué" (Pommerol 1898 ; « de fati-gatus ») dans FEW, seule attestation connue au plan dialectal et (en principe) dans la zone
de Riom/Gerzat, toute proche de Clermont et particulièrement sensible à l’influence
du français.
i Même type ALCe 914 pts 52 et 63.
j « lim. » = R. Laborde, Lexique limousin d’après les œuvres de Joseph Roux [= sud de la Corrèze], Brive, 1895-1897, et enregistrant gastar à côté de gate ; « blim. » = région de Tulle (Béronie 1823), qui relève pour le verbe la forme gosta. Brive (M. Priolo, Countes del meirilher, Brive, 1916) est situé nettement au sud de l’isoglosse.
k Pour l’influence de Clermont en Limousin (sur une bonne partie de la Creuse et de
la Corrèze), cf. la carte de Chabot 1961.
◇◇ bibliographie. FEW 14, 204b, 205ab, vastare (Louhans [fruit], Mâcon 1926 "gâté, gâteux")a ; G. Chabot, "Carte des zones d’influence des grandes villes", dans Mémoires et Documents, Centre de recherche et de documentation cartographiques et géographiques 8, 1961,
141-143 (carte hors-texte ; v. aussi N. Weinhold, Sprachgeographische Distribution und chronologische Schichtung, Hambourg, 1985, 184 sqq et carte hors-texte) ; MolardLyon 1803-1810 (fruit) ; SaugerPrLim 1825 (gatte "fatigué, las, harassé de fatigue") ; ConnyBourbR 1852 ("fatigué, harassé") ; MègeClermF 1861 (« locution peu employée ») ; PuitspeluLyon 1894 s.v. et s.v. arrête (melon, pomme) ; ConstDésSav 1902 s.v. gâto* (Thônes, Annecy ; pomme de terre) ; VachetLyon 1907 (dent) ; BaronRiveGier 1939,
34 ; JamotChaponost 1975, 62 ; EscoffStéph 1976, 366 (« procédé de dérivation postverbale […] très répandu dans les patois foréziens » : peu exact au point de vue historique ; « le français local a hérité de ces “déverbaux” et en a peut-être ajouté quelques-uns ») ; BonnaudAuv 1977 (écrit gâté, par erreur ; « 1) gâté. 2) très fatigué, épuisé ») ; ManteIzeron 1982 (dent) ; TuaillonVourey 1983 (poire, dent ; article à replacer
à son ordre alphabétique) ; GononPoncins 1984 (catégorisé comme « s. m. », par erreur ; choux ; « courant ») ; MartinPellMeyrieu 1987 (« en parlant d’un comestible » ; poire) ; MartinPilat 1989 (pomme) « usuel à partir de 40 ans, connu au-dessous » ; DucMure 1990 (poire) ; VurpasMichelBeauj (« B[eaujolais] V[iticole] bien connu ; H[aut] B[eaujolais] connu au-dessus de 40 ans,
en déclin rapide au-dessous » ; « en parlant d’un comestible » ; poire) ; BlancVilleneuveM 1993 (« en parlant d’un produit comestible, d’une dent » ; châtaigne, dent ; « usuel ») ; VurpasLyonnais 1993 (poire ; « connu ») ; SalmonLyon 1995 (foie, dent ; ex. de 1953 et 1926) ; FréchetDrôme 1997 (fruit)
« globalement bien connu » ; CottetLyon 1996, 107 (fruit) ; FréchetMartAin 1998 (fromage) « bien connu à partir de 40 ans » ; MichelRoanne 1998 (pomme).
a Les glossaires de régionalismes se contentent le plus souvent d’une équivalence de
signifiants (gâte = stand. gâté) ; on reproduit ici les indications sémantiques quand elle sont plus précises et
l’on mentionne le domaine d’application d’après les exemples, quand il y en a.
△△ enquêtes. EnqDRF 1994-96 : Taux de reconnaissance : ("abîmé, pourri") Ain, Rhône, 100 % ; Loire, 80 % ; Ardèche, Drôme, 65 % ; Isère, 20 % ; Haute-Loire
(Velay), 0 %.
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