beurrée n. f.
〈Surtout Yvelines (sud), Basse-Normandie, Haute Bretagne, Mayenne, Sarthe, Maine-et-Loire,
Indre-et-Loire (nord), Eure-et-Loir〉 usuel
1. "tartine recouverte de beurre". Du café et des beurrées (G. Massignon, Récits et Contes populaires de Bretagne, 1981 [1953/1954], 83).
1. « Je vas manger une petite beurrée avant de partir. » / Et tout aussitôt, ouvrant son grand buffet, prit une moche [= motte] de beurre
qui avait quatre marguerites dessinées dessus, et avec le couteau du défunt, qui était
très bien aiguisé, elle coupa le pain […]. (A. de Tourville, Les Gens de par ici, 1981 [1952], 99.)
2. Il vient chez toi deux gars qui semblent bien chercher du travail. Tu les accueilles
poliment. Tu offres à boire, la beurrée de gros pain et même le morceau de lard. (P. Lebois, Les Trois Amoureuses de Villeclaire, 1968, 79.)
3. Il boit son bol de café au lait à grandes goulées, dévore deux beurrées avec une hâte boulimique, une sorte de peur qu’on lui retire le pain de la bouche
qu’il a toujours eue, dont il ne se guérira jamais. (C. Paysan, L’Empire du taureau, 1982 [1974], 101.)
4. Il arrivait que la notairesse, serrée à étouffer dans ses somptueux atours, […] fît
le simulacre de caresser la joue graisseuse d’un bambin dévorant à belles dents une
large « beurrée » amoureusement tenue à deux mains. (Bl.-M. Depincé, Au Carillon de l’Ouest, 1975, 133.)
5. Je m’installe au bout de la table qui est la place du valet, et je m’autorise à tremper
dans le bol de café au lait qui m’attend – car la patronne Pauline a deviné que je
ferais la grimace devant la soupe matinale – une beurrée découpée dans le pain de ménage. (G. Mercier, Le Pré à Bourdel, 1982, 64.)
6. C’est une petite fille qu’est avec le taureau bleu. Elle l’aimait bien, elle le gardait
dans la grande « prée » [= prairie] et lui aussi la gardait. […] Il lui dit qu’ils allaient partir dans la
forêt, car il parlait et même, quand elle avait faim, elle pouvait prendre une beurrée dans son oreille. Ce jour-là, elle prit une beurrée, et ils partirent dans la forêt. (A. Poulain, Contes et Légendes de Haute Bretagne, 1995, 176.)
V. encore ici ex. 11.
□ Avec un commentaire métalinguistique incident.
7. Le seuil où j’aime tant m’asseoir, les jours de soleil, pour manger ma beurrée : une tranche de miche de trois livres, bien épaisse, parcimonieusement graissée
de beurre salé d’un beau jaune tirant sur le roux, sur lequel Mémé a dispersé de petits
morceaux de chocolat râpés au couteau dans une barre de « chocolat des Ancêtres », vous savez le chocolat à emballage jaune qui donne en prime, avec chaque tablette,
une assiette à petites fleurs rouges, ou bien, contre plusieurs bons, une soupière
avec un beau coq rouge sur le couvercle. (L. Lebourdais, Les Choses qui se donnent…, 1995, 17.)
2. Par ext. beurrée de + subst. désignant un aliment que l’on tartine. "tartine recouverte de (un produit alimentaire)". Synon. région. rôtie*. – Beurrée de Nutella (BrasseurNorm 1990) ; beurrée de confiture (LepelleyNormandie 1993) ; beurrées de rillettes et de pâté (P. Guicheney, On se meurt apprenti, 1997, 73). Les bonnes « beurrées de beurre » (P. Bourigault, Le Café de l’église, 1999, 14).
8. Ma mère a fourré des beurrées de beurre et de pâté, ainsi qu’un morceau de lard et des pommes de Chailleux, dans le soufflet du paletot
de chasse de mon père. De quoi nous permettre d’avaler les kilomètres. (G. Mercier,
Le Pré à Bourdel, 1982, 64.)
9. Ce diable de gars, que j’appelle Cadet Rousselle [sic], veut venir avec nous, eh bien soit ! C’est son affaire, celle de sa mère et de
sa maîtresse d’école. Mon père n’y attache pas plus d’importance que si je lui demandais
d’emporter une cuisse de poulet au lieu d’une beurrée de pâté. (G. Mercier, Le Pré à Bourdel, 1982, 81.)
10. Les enfants de la campagne ne pouvaient rentrer à la maison à midi. La plupart prenaient
leur repas dans les familles amies du bourg*. Les moins favorisés mangeaient leur beurrée de rilles* ou de fromage de bique dans la classe ou sous le préau. (G. Chevereau, Une enfance à la campagne, 1987, 30.)
11. Chez certains, le repas gravite autour de la traditionnelle tartine de beurre que
nous baptisons généreusement « beurrée de beurre » par opposition à la « beurrée de confiture ». Il faut le dire, à cette époque, la « beurrée de beurre » fait partie de la vie de l’écolier. Les destins de l’écolier et de cette « beurrée » se croisent plusieurs fois au cours de la journée. (H. Gancel, Au temps de l’encre violette. L’écolier, 1999, 128.)
V. encore s.v. rilles, ex. 4, 5 et 6.
◆◆ commentaire. 1. Enregistré au sens de "tartine beurrée" sans marque depuis le 17e s. dans la lexicographie générale (Oudin 1642 ; Rich 1680-Lar 1960 ; encore Ac 1987),
le mot est signalé comme « vieux ou régional » dep. PR 1967. Sa désuétude en français général doit être plus ancienne. En témoigne
le succès de tartine (attesté depuis ca 1500, TLF) à partir de la première moitié du 19e s. dans la lexicographie générale (introduit comme « familier » par Wailly 1809, accepté sans marque depuis Ac 1835), dans les textes (plus de 200
exemples dans Frantext depuis 1813), dans la lexicographie régionaliste (« C’est ce qu’on nomme tartine à Paris » LeGonidecBret 1819 s.v. beurrée) et les recueils de cacologies (beurrée condamné au profit de tartine de beurre par Rolland 1812, d’après Brunot 10, 695). La rareté de beurrée antérieurement dans les textes de la base Frantext (1676-1696, Sévigné, trois exemples ; 1755, Mirabeau père ; 1783, Mercier) peut s’expliquer
par le fait qu’il s’agit d’une réalité peu susceptible d’être mentionnée dans la littérature
de l’époque classique. Il faut néanmoins noter que Madame de Sévigné n’utilise le
mot que dans des lettres écrites aux Rochers, en Bretagne où ce type lexical est bien
acclimaté. D’autre part, L. S. Mercier, Parisien, l’emploie plaisamment dans une phrase
qui contient un régionalisme (patte* "chiffon") : « Un grand valet debout et attentif lui présente des pattes de coton avec lesquelles
le prince s’essuie ; le valet les range l’un [sic] dessus l’autre comme des beurrées, et sous l’œil ouvert des assistans » (Frantext). Le mot fait partie de la langue de l’Angevin Du Pineau, au milieu du
18e s. (v. DuPineauC). Après le 18e s., il ne se rencontre plus que chez Balzac (1829, Frantext) qui l’utilise dans une lettre au Général de Pommereul pour le remercier de son hospitalité
à Fougères, encore en Bretagne, et chez Proust (= Illiers[-Combray], Eure-et-Loir,
1918, Frantext), grand lecteur de Madame de Sévigné. On le rencontre en 1809 dans l’autobiographie
d’un tisserand manceau (A. Fillon, Louis Simon, villageois de l’ancienne France, Rennes, 1996, 78) et sous la plume d’un écrivain d’origine mayennaise, dans un roman
dont l’action est située en Mayenne (« je me promenais dans la cour, en mordant une énorme “beurrée” » (Frédéric Lefèvre, Samson, fils de Samson, Paris, Flammarion, 1930, 49). Les relevés dialectaux et régionaux signalent le type
dans l’Eure, en Basse-Normandie, à Jersey, en Haute Bretagne, dans le Maine, en Anjou,
en Saintonge, au Canada, dans le Blaisois, en Touraine, dans la Beauce, dans la Haute-Marne,
en Suisse Romande, en Savoie et dans le Cantal (FEW 1, 664a, butyrum ; y ajouter Foug. Malestr. Blain, hmanc. Canada, saint. tour. Châteaudun ; et compléter
par ALN 1052 ; ALBRAMms ; ActCollOuest 1, 52 ; ALEC 198 ; FondetEssonne 1980 ; ALCB
192 ; GPSR 2, 374 ; DHFQ 1998 ; ALIFOms). Cette formation n’occupe donc une aire continue
que dans le quart nord-ouest de la France. Cette aire pourrait avoir englobé la région
parisienne aux 17e et 18e siècles, mais on peut signaler que Trév 1771 remarque, à propos de beurrer v. tr. "étendre du beurre sur qqc.", qu’ « on ne le dit guère que dans les Provinces ». En tout cas, c’est seulement dans ce quart nord-ouest que beurrée a connu une extension qui lui permet de dénommer une tartine quel que soit le produit
dont on la recouvre.
2. Cette évolution est sûrement antérieure au 19e s. puisqu’elle est attestée dans le français du Québec dep. 1810 (DHFQ 1998 ; GPFC)
et de Bretagne dep. Le Gonidec 1819 (« J’ai entendu employer ce mot ailleurs qu’en Bretagne, mais il n’y a que là que j’ai
vu lui donner un sens aussi général. Donnez une beurrée au petit garçon (c’est-à-dire du pain et du beurre) ; faites une beurrée de confiture pour la petite fille »), de même que par les glossaires (dialectaux/régionaux) de Haute Bretagne, Maine
et Anjou depuis le milieu du 19e s. (ViaudMalestroit 1911 ; EudelNantes 1884 ; BizeulBlain ca 1850 ; DottinBasMaine 1899 ; VerrOnillAnjou 1908 ; CormeauMauges 1912).
◇◇ bibliographie. ChauveauLexOuest 1995, 99 ; BlanWalHBret 1999 ; Lar 2000 « région. ou Québec ».
△△ enquêtes. EnqDRF 1994-96. Taux de reconnaissance : Basse-Normandie : 80 %.
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