peine n. f.
1. porter peine loc. verb. fam.
1.1. 〈Allier, Loire, Drôme, Gard, Hérault, Aude, Ardèche, Lozère, Haute-Loire, Cantal, Puy-de-Dôme,
Limousin, Dordogne (nord)〉 qqn porte peine de/pour qqn/qqc. "éprouver un sentiment d’inquiétude, se faire du souci". Stand. s’inquiéter, se tracasser. – Je porte peine pour lui (JouhandeauGuéret 1955, 120).
1. Oh ! Il a la vie belle ! Je porte pas peine pour lui. C’est un garçon plein d’initiative, il saura toujours se débrouiller, là où
les autres crèveront de faim. (J. Anglade, Une pomme oubliée, 1969, 167.)
2. Ils portaient peine aussi de les savoir si loin, dans une vie si différente. Ils murmuraient un peu contre leur
fils aîné qui avait organisé une pareille désertion. (Cl. Duneton, Le Diable sans porte, 1981, 47.)
— Emploi abs.
3. – Tu restes manger la soupe avec nous, Malvina ? demanda la mère.
– Voui, madame, si ça doit pas vous déranger. – Elle est bien polie, cette petite. On voit que la demoiselle lui a appris les bonnes manières. On portera pas peine chez toi ? – Non, madame, on a l’habitude. (M. Peyramaure, L’Orange de Noël, 1996 [1982], 108.) 4. Toutefois, de temps en temps, le vieux portait peine : « Pourvu que ça finisse pas mal, cette affaire entre le Johanès et l’Antoine Soustre.
Celui-là, c’est pas pour rien qu’on l’appelle l’Availhant […] ! » (R. Eymard, Nous sommes tous des Nez noirs, 1988, 43.)
5. Depuis une quinzaine de jours, il neigeait sur les Monts du Forez, la neige s’était
accumulée en épaisseur exceptionnelle et les riverains de la Durolle commençaient
à porter peine. Ils connaissent leur rivière. (A. Kristos, « Catastrophe sur la Vallée des rouets », Le Pays thiernois et son histoire 11, novembre 1988, 27.)
6. – C’est toi Joseph ?
– Oui ! C’est moi ! – Pourquoi viens-tu si tard ? Nous portions peine ! (J.-L. Chantelauze, Monsieur le Curé dans ses campagnes, 1994, 49.) ● Fréquent à l’impér. avec une négation. Stand. (ne) t’en fais pas/(ne) vous en faites pas !
7. – Laisse-moi faire. Dis-moi seulement quand ton homme arrive.
– Lundi qui vient. – C’est bien. Ne porte pas peine, je vais arranger cela. Maintenant, rentre à la maison. Tes enfants doivent être dans la peine, tout seuls… (J. Mallouet, Jours d’Auvergne, 1992 [1975], 61.) 8. – Mais puisque tu sais pas lire.
– Porte pas peine ! Je me ferai lire les lettres par quelqu’un qui sait ! (J. Anglade, Les Ventres jaunes, 1979, 260.) 9. – Tu feras ce que tu voudras, poursuivit son père, mais si j’étais toi, je ne faucherais
pas demain, le soleil s’est couché dans l’eau…
– J’ai vu. Mais portez pas peine, j’ai pas besoin de lui pour savoir que l’orage se prépare… (Cl. Michelet, Les Palombes ne passeront plus, 1980, 53.) 10. Parvenu à la hauteur de Daniel, il posa une main sur son épaule et dit d’une voix
un peu tremblante :
– Porte pas peine mon petit, ça lui passera. (Chr. Signol, Les Chemins d’étoiles, 1988 [1987], 32.) 11. – Qu’est-ce que tu veux dire Cadet ?
– Bah, porte pas peine Naude, pourvu que t’offres un coup à boire on votera pour toi, tiens passe donc un acompte… (G. Rey, La Montagne aux sabots, 1994, 88.) 12. – Sois prudent ! Il fait nuit et tu as du chemin à faire.
– Ne porte pas peine ! J’ai l’habitude du volant maintenant. Dans demi-heure [sic], je serai auprès de ta mère. Allez, rentre vite, il va geler cette nuit ! (P. Louty, Léonard, le dernier coupeur de ronces, 1995, 203.) 13. La modération est pour le respect à son défunt voisin et l’enthousiasme est de faire
voir le jour à cette pièce qui va avoir de nouveaux occupants, il ne sait pas pour
combien de temps encore, mais porte pas peine qu’il va y mettre toute sa ch’tiveté [= malice] de vieux matois pour que ça dure
un bon peu*. (A. Aucouturier, Le Dénicheur d’enfance, 1996, 78.)
14. – Porte pas peine, le rassura tout de suite Jacques. Moi, j’irai et même deux jours, s’il a besoin […].
(R. Langlois, Les Raisins de la passion, 1996, 193.)
15. – Eh bien ! t’en fais une mine… Porte pas peine, elle a l’habitude, et les deux jours auront tôt fait de passer… (J.-P. Leclerc, D’un hiver à l’autre, 1997, 93.)
● Par ironie.
16. – Porte pas peine, t’as pas fini de la tirer la langue ; t’as pas fini d’y coucher à l’auberge du cul
tourné…Pas de messe, pas d’amour dans le panier. (R. Eymard, Nous sommes tous des Nez noirs, 1988, 103.)
17. – […] Tiens, j’en serais presque à souhaiter que ton Toutin attende le dégel pour
venir te chercher !
– Porte pas peine, avec de tels chemins il n’est point là encore. (J.-P. Leclerc, D’un hiver à l’autre, 1997, 49.) 18. Et regarde bien celui-là, porte pas peine, il aura une médaille, Debardat. Ne l’appelle pas cornemuseur, il se dit musettiste
pour ne pas se mélanger avec les gens comme toi, lui il écrit la musique, c’est le
Debardat de la « méthode Debardat ». (G. Rey, Le Sac à musique, 1997, 144.)
1.2. 〈Gard, Hérault, Aude, Haute-Garonne (Toulouse), Aveyron, Lozère, Brioude (Haute-Loire),
Puy-de-Dôme (est)〉 qqc. porte peine à qqn "causer de l’appréhension à qqn ; coûter un grand effort à qqn".
19. – Oh ! Je vais pas plus à un endroit qu’à l’autre. Je suis vieille, les kilomètres
me portent peine. (J. Anglade, Une pomme oubliée, 1969, 97.)
20. Une fois l’argent inscrit dans les registres, transformé en signes noirs sur papier
blanc, elle savait qu’il lui en coûterait de le ressusciter, d’en faire de nouveau
des billets et des pièces : fallait faire une nouvelle toilette, entreprendre un nouveau
déplacement, remplir un formulaire, montrer un livret de famille : tout un bataclan
qui lui portait peine, et qui préservait l’argent soigneusement engrangé à la Caisse d’Épargne. (J. Anglade,
Une pomme oubliée, 1969, 107.)
21. D’autres, pour économiser, allaient faire aiguiser leur charrue […], le soc, à Alès ;
c’était moins cher qu’ici. Ils partaient de grand matin, le fer sur l’épaule, et revenaient
le soir : plus de quarante kilomètres, mais ça leur portait pas peine. (L. Chaleil, La Mémoire du village, 1989 [1977], 94.)
2. tirer peine loc. verb. 〈Rhône, Loire, Drôme, Haute-Garonne (Toulouse), Ardèche, Haute-Loire, Thiers (Puy-de-Dôme)〉 fam. qqn tire peine pour qqn/qqc. "éprouver un sentiment d’inquiétude, se faire du souci". Synon. région. se bouliguer*, se calciner*.
22. – Qu’est-ce qu’il y a ?
– C’est rapport au Pépé [qui a disparu]. – T’as appris quelque chose ? – Non, et c’est pour ça que je tire peine. (Ch. Exbrayat, Pourquoi tuer le pépé ?, 1985 [1972], 19.) 23. Du coup papa Glodius décida que nous ne partirions plus jamais en colonie de vacances
car il nous arrivait décidément trop de pépins et que maman Lolotte tirait trop peine pour ses filles. (M. Bailly, La Jarjille, 1980, 31.)
24. Pour Armandine, je tire peine, mais je n’ai pas le droit de lui mentir. (Ch. Exbrayat, Le Chemin perdu, 1982, 215.)
— Emploi abs.
25. – Soyez prudent… Je vais tirer peine pendant que vous serez pas là. Le temps me durera jusqu’à votre retour… (Ch. Exbrayat,
Le Chemin perdu, 1982, 297.)
26. Dire qu’y me faudrait aller à la poste et à la banque : mais rien que de voir par
la fenêtre le temps qu’y fait, ça me fait peine de sortir. Mais, d’un autre côté,
si j’y vais pas, c’est la Juliette qui va tirer peine : […] si elle me voit pas arriver, elle va être aux cent coups ! (MeunierForez 1984,
167.)
● À l’impér. avec une négation.
27. René, je vais au café. Tu restes dans le jardin, j’en ai pas pour bien longtemps,
tire pas peine. (J.-N. Blanc, Esperluette et compagnie, 1991, 83.)
28. Femmes à poil à Hong Kong. […] Rien que ce titre-là, le bouquin est déjà vendu. Et déjà vendu d’abonde*, tire pas peine. (J.-N. Blanc, Esperluette et compagnie, 1991, 165.)
3. faire peine à qqn loc. verb. fam.
3.1. 〈Rhône, Provence, Ardèche〉 "inspirer un sentiment de pitié, de compassion".
29. – Et leur frère, François ?
– Celui-là, il me fait peine… On dirait un chien à qui on donnerait pas son content à manger… (Ch. Exbrayat, Félicité de la Croix-Rousse, 1988 [1968], 100.) 30. Les chevaux, c’était déjà plus pénible à voir. Ils avaient le poil terne, les côtes
en cerceau et le regard triste, triste, triste… Mais celui qui me faisait vraiment peine, c’était le cochon. (Y. Audouard, Les Contes de ma Provence, 1986, 66.)
V. encore s.v. tirer, ex. 30.
3.2. 〈Drôme, Provence, Lot, Ardèche, Limousin, Dordogne (nord)〉 "causer de la peine, du souci, une souffrance morale". Synon. région. ça me fait deuil*.
31. Puis, brusquement, quelques jours plus tard le père changea d’avis. Il avait fait
réflexion qu’à son âge ça lui faisait peine de tout quitter, et que tout ici irait à l’abandon… (Cl. Duneton, Le Diable sans porte, 1981, 125.)
32. – Vois-tu, poursuivit Baptiste, ce qui me fera peine, ce sera de laisser Lisa seule avec Rose et son père, surtout quand la Julia m’aura
rejoint. (Chr. Signol, Les Chemins d’étoiles, 1988 [1987], 146.)
3.3. 〈Loire, Limousin, Dordogne (nord)〉 "fatiguer à l’avance (d’une tâche à accomplir)".
33. – Elle n’avait guère le courage d’aller dans les terres […]. Elle faisait des fromages,
elle tountouinait… Mais tout lui faisait peine ! (Cl. Duneton, Le Diable sans porte, 1981, 112.)
V. encore ici ex. 25.
◆◆ commentaire. 1. La locution porter peine, dont l’aire globale, méridionale, s’étend de l’Allier à l’Aude et de la Dordogne
à l’Ardèche, possède deux sens distincts qui sont en distribution géographique complémentaire
(1.1. dans le nord du Massif Central, et 1.2. plus au sud) et dont la vitalité est forte dans les deux cas, d’après les enquêtes
DRF. Dans chacune de ces aires, le sémantisme du particularisme régional est en relation
avec le sémantisme dialectal. Fr. porter peine (sens 1.1.) est attesté en Auvergne à partir de la 2e moitié du 18e s. (1764, Murat-le-Quaire ; env. 1795, La Bourboule (tous les deux ChambonMatAuv
1994) ; 2.9.1793, Pionsat (je porte bien peine de savoire de vos nouvel, LettresAn II, 240) ; 1824, Haute-Loire), auv. pourta peno dès le milieu du 17e s. (J. Pasturel, ChambonMatAuv 1994) et en Limousin dep. 1823 (BéronieTulle ; SaugerPrLim
1825 ; DhéraldeLim 1885 : porter peine dans la métalangue de l’auteur). Étant donné l’antériorité des attestations, et la
liaison sémantique entre "se faire du souci pour quelque chose" (sens 1.1.) et "causer de l’appréhension à qqn, coûter un effort à qqn" (sens 1.2.), on peut faire l’hypothèse d’un centre diffuseur de la locution dans le nord du
Massif Central. 2. attesté dep. 1812 (DesgrToulouse 1812 ; ReynierMars 1829-1878 ; PomierHLoire 1834 ;
PuitspeluLyon 1894) est un calque phraséologique de frpr. (stéph.) tirá/tirie pena, connu dès le 17e s. (VeÿStEtienne, 453 ; ElsassChapelon, 194 ; StrakaPoèmesStÉt, 2, 164). Ce régionalisme
d’origine lyonnaise-forézienne s’est diffusé classiquement dans le Thiernois (le Puy-de-Dôme
est occupé par porter peine), dans le Vivarais et Velay (où porter peine et tirer peine coexistent). 3.1. est signalé sans marque par les dictionnaires généraux du français (Ac 1835 ; Littré
1868 ; Lar 1874 ; DFV 1972 ; GLLF ; toutefois « spécialt » Rob 1962-1987), ou n’est pas repéré (Ø TLF). Il constitue toutefois un régionalisme
de fréquence, renforcé, dans l’usage contemporain, par la faveur des écrivains provençaux.
3.2. également signalé sans marque (Ac 1835 ; TLF), est un régionalisme de fréquence (« expression très courante » MédélicePrivas 1981 ; « bien connu » Chambon) qui s’étend sur une large diagonale allant du Limousin à la Provence. 3.3. non signalé par les dictionnaires généraux du français (Ø TLF ; Rob1987, 7, 218,
qui, cependant, marque « vx » la locution impers. il me fait peine "il m’est pénible de") est cantonné en Limousin où il est usuel (Corrèze et Dordogne nord) ou « bien connu » et « peu employé » (Creuse et Haute-Vienne) et dans le Forez.
La construction sans article des trois locutions – que l’on retrouve dans nombre de formules figées du français de référence –, indique une formation ancienne, ainsi fr. faire peine "causer du souci, de la peine" (3.2.) est attesté dep. le 16e s. (1575, Huguet) et cet emploi, courant à l’époque classique, va se raréfier (permettant
l’éventuel développement d’emplois vieillis ou régionaux) alors que s’impose la locution
faire de la peine "causer du chagrin" (Ac 1835) ; fr. région. porter peine et tirer peine sont attestés respectivement dès les 18e s. et 19e s. Le moule syntaxique unique rend plus lisible les différences de modes de formation
et de statuts de ces particularismes : du régionalisme de fréquence (3.), qui a pu passer inaperçu ou être écarté (FréchetAnnonay 1995), au calque phraséologique
tirer peine, bien localisé dans une aire resteinte.
1. FEW 9, 115a, poena 2 ; DéribierHLoire 1824, 182 ; SaugerPrLim 1825 porter peine ; MègeClermF 1861 ; JaubertCentre 1864 (= FEW 9, 204a, portare I) ; BigayThiers 1941 ; JouhandeauGuéret 1955, 120 ; ManryClermF 1956 ; LouradourCreusois
1968, 131 ; GagnonBourbonn 1972 ; BonnaudAuv 1976 ; EscoffStéph 1976 ; NouvelAveyron
1978 ; BecquevortArconsat 1981 ; SabourinAubusson 1983 et 1998 ; TuaillonRézRégion
1983 ; MeunierForez 1984 ; QuestThiers 1987 ; MartinPilat 1989 « usuel à partir de 20 ans, peu attesté au-dessous » ; FréchetMartVelay 1993 « bien connu » ; PotteAuvThiers 1993 ; ChambonMatAuv 1994 ; CovèsSète 1995 ; FréchetAnnonay 1995 ;
MazodierAlès 1996 ; FréchetDrôme 1997 « globalement connu » ; MoreuxRToulouse 2000 « cette expression n’est connue que de quelques personnes âgées ». 2. FEW 9, 115a, poena 2 ; ReynierMars 1829 tirer peine ; PomierHLoire 1834 ; PuistpeluLyon 1894 ; LambertBayonne 1904-1928 « tirer une peine avoir du mal à » ; VachetLyon 1907 ; BrunMars 1931 s.v. tirer ; ParizotJarez [1930-40] ; BaronRiveGier 1939 ; SéguyToulouse 1950 ; EscoffStéph
1976, 367 ; MeunierForez 1984 ; QuestThiers 1987 ; MartinPilat 1989 « usuel à partir de 20 ans » ; MazaMariac 1992 ; FréchetMartVelay 1993 « bien connu » ; FréchetAnnonay 1995 ; SalmonLyon 1995 ; MichelRoanne 1998 ; PlaineEpGaga 1998 tirer peine « très fréquent » ; ChambonÉtudes 1999, 19, 133 (Pourrat, Gaspard des montagnes). 3. FEW 9, 114b, 117a-b, poena et commentaire ; ParizotJarez [1930-40] ; StrakaPoèmesStÉt 1964 se faisant penne de coundana à mort, 641 ; MédélicePrivas 1981 « expression très courante » ; TuaillonRézRégion 1983 ; MeunierForez 1984 ; MazaMariac 1992 ; FréchetDrôme 1997
« globalement bien connu ».
△△ enquêtes. EnqDRF 1994-96. Taux de reconnaissance : (1) Aude, Hérault, Haute-Vienne, 100 % ; Creuse, Dordogne, Gard, 90 % ; Lozère, 85 % ;
Corrèze, 80 %. (2) Ardèche, Drôme, Loire, Haute-Loire (Velay), 100 % ; Ain, Isère, Rhône, 0 %. (3) Dordogne, Haute-Vienne, 100 % ; Corrèze, Creuse, 90 %.
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