chabrol, chabrot n. m.
〈Centre-Ouest, Saône-et-Loire (Montceau-les-Mines), Côte-d’Or, Ain, Loire, Isère (Villeneuve-de-Marc),
Hérault, Ariège, Haute-Garonne, Tarn, Tarn-et-Garonne, Lot, Aveyron, Lozère, Auvergne,
Creuse, Corrèze, Haute-Vienne, Dordogne, Lot-et-Garonne, Gers, Hautes-Pyrénées, Pyrénées-Atlantiques,
Landes, Gironde〉 Surtout rural, vieillissant "rasade de vin rouge qu’on ajoute à un reste de bouillon chaud de soupe (grasse) et
qu’on boit directement à même son assiette". Synon. région. godaille*. – Une soupe bien grasse, poussée par un bon chabrol (M. Secondat, Contes et Légendes du Périgord, 1970, 33). La soupe et le chabrol (M. Chaulanges, Les Mauvais Numéros, 1971, 142).
1. […] chacun tend son assiette-calotte [= écuelle] contemplant, satisfait, sa cuiller
qui se noie dans le vineux breuvage. Ce chabrot savoureusement avalé, en discrets glous-glous, les fines gueules se torchent les
moustaches […]. (E. Lafon, Les Mois rustiques et les voix du pays, 1940, 171.)
2. Jusqu’au chabrot solennel il n’y eut que bruit de cuillers, brassage de feuilles de choux qui jutaient
sur les mentons et qu’on relevait d’un coup de pouce. Mais quand les assiettes se
levèrent, pleines de vin, attiédies de bouillon, les regards se croisèrent et, toutes
à la fois, les langues se délièrent. (P. de Cerval, Terre acide, 1962, 50.)
3. Le matin même, au casse-croûte, […] ma mère, sous l’influence de la Tante rigide,
lui [au grand-père] avait remontré avec insistance qu’il mettait trop de vin dans
son chabrol… (Cl. Duneton, Le Diable sans porte, 1981, 147.)
4. Le père et le fils n’oubliaient jamais leur chabrot, midi et soir : après avoir mangé leur soupe, ils mêlaient du vin au bouillon restant
jusqu’à ce que leur assiette fût pleine. (Chr. Signol, Antonin Laforgue, paysan du Causse, 1897-1914, 1981, 39.)
5. La soupe […] qu’il arrosa, en finale[,] d’un ample chabrot dont l’unique vertu est de vous remettre l’âme à l’endroit et vous ravigoter les
forces. (R. Blanc, Les Amours de l’oncle César, 1986, 62.)
6. Déjà tous les restaurants et les bistrots étaient pleins et leurs terrasses noires
de clients affamés ; l’air sentait le potage au vermicelle, le chabrol, le bifteck, le camembert, le vin et l’étable. (Cl. Michelet, L’Appel des engoulevents, 1990, 175.)
7. Ce qui frappait lorsque tout le monde avait pris place autour de la table et s’était
servi de soupe […] c’était le silence. Enfin façon de parler […]. Ça aspirait, ça
chuintait, ça gargouillait jusqu’aux longs râles de satisfaction qui ponctuaient l’ingestion
de la dernière gorgée de chabrol qu’essuyait, sur les lèvres, un preste revers du dos de la main… (Cl. Michelet et
B. Michelet, Quatre Saisons en Limousin, 1992, 162.)
V. encore ici ex. 8 et s.v. tourin, ex. 4, 8, 18.
□ En emploi autonymique ou métalinguistique.
8. On ne trempe pas la soupe dans n’importe quelle soupière, non plus qu’on ne la sert
dans n’importe quelle assiette ; l’assiette à soupe, tournée en calotte [= écuelle],
qui épouse parfaitement le creux des deux mains quand on la prend pour boire le chabrol
– chez moi on dit chabrol ; ailleurs on dit chabrot. (F. Dupuy, L’Albine, 1978, 44.)
9. […] le chabrol, consistant à verser du vin rouge dans les dernières cuillerées de soupe chaude, est
encore pratique courante. (Pays et gens de France, n° 100, la Corrèze, 28 octobre 1983, 8.)
10. Je mets un T à chabrot parce que en gascon [sic] cela fait chabroter*. (R. Blanc, Clément, Noisette et autres Gascons, 1984, 23.)
11. Quand on a bu le bouillon (certains ont versé du vin dans les dernières cuillerées
de soupe, on appelle cela « chabrot », c’est un usage d’hommes, presque uniquement) l’assiette est toute propre. (M. Rouanet,
H. Jurquet, Apollonie, 1984, 124.)
12. Il n’y a pas longtemps, l’on commençait la journée par le « déjeuner »* matinal, on « dînait »* à midi et on « soupait »* le soir avec le plus souvent une soupe, constituant l’essentiel de ce dernier repas.
Il n’était pas rare que d’un trait de vin on rosisse le reste de bouillon au fond
de l’assiette, c’était le « chabrot » particulièrement recommandé avec la soupe aux choux, la garbure* ou le bouillon de pot-au-feu. (F. Cousteaux, « L’oie “de la tête au cul” », dans Toulouse, 1991, 136.)
V. encore s.v. corgnole, ex. 1 ; farcidure, ex. 12.
— faire chabrol / chabrota loc. verb. "ajouter du vin rouge, après avoir mangé sa soupe, à un reste de bouillon qu’on a réservé
à cet effet et boire ce mélange à même l’assiette ou le prendre avec la cuiller". Synon. région. chabroler*/chabroter*, faire godaille*. – Les hommes faisaient chabrot (N. Calmels, L’Oustal de mon enfance, 1985, 39). Faire chabrot sur une soupe de bouillon gras, c’est une gourmandise ! (BlancVilleneuveM 1993). On se séparait après avoir mangé la soupe à l’oignon et fait chabrol (M. Massalve, Marie du fond du cœur, 1998, 190).
a La forme faire le chabrol n’est pas indigène, mais s’explique aisément dans le contexte suivant : « […] un garçon [jeune Alsacien évacué en Dordogne en 1939] est tout fier d’annoncer
“qu’il a appris à faire le chabrol et que c’est fameux”, ce à quoi une fille répond par un “oh” de profond dégoût » (Saisons d’Alsace, n° 105, 1989, 187).
13. On nous a servi d’abord du vermicelle, dans un bouillon de poule, à la fin duquel
presque tout le monde a fait chabrol. (G. de Lanauve, Anaïs Monribot, 1995 [1951], 256.)
14. Sans se faire prier, ils [les convives] arrosent le fond de leur écuelle d’une bonne
rasade de vin rouge pour faire « chabrot » selon la coutume du pays. (R. Chastel, dans Lou Païs 207, 1974, 11.)
15. […] l’homme qui, à la table voisine, versait dans sa soupe une cuillerée de vin rouge,
rite qui rappela un dégoût enfantin à Jean, à l’époque où Albert faisait chabro [sic] et contemplait d’un air gourmand l’assiette vineuse. (M. Déon, Les Vingt Ans du jeune homme vert, 1981 [1977], 353.)
16. Lorsqu’il ne reste qu’une ou deux cuillerées de bouillon au fond de l’assiette, on
y verse du vin rouge et l’on fait « chabrol » en buvant directement cette boisson qui « fait glisser la soupe ». (Pays et gens de France, n° 11, la Dordogne, 3 décembre 1981, 10.)
17. Sitôt la vente faite on allait dans les auberges boire un bol de bouillon et faire chabrol [en lettres grasses dans le texte], pour se réconforter, car certains étaient partis
de la ferme la veille au soir […]. (Témoignage recueilli par A. Boisse, « Les marchés à Limoges autrefois », Ethnologia 24, 1982, 263-264.)
18. – Je vous fais mes compliments, madame Delpeuch, dit-elle. Cette soupe est excellente.
Moi, je n’en fais jamais. Une femme seule… Un tourin*, quelquefois, histoire de faire chabrol…
– Vous faites chabrol, vous ! s’exclama Pierre. – Ça vous étonne ? Je suis de Brive, vous savez et là-bas, tout le monde ou presque fait chabrol comme vous. (M. Peyramaure, L’Orange de Noël, 1996 [1982], 201.) 19. Dans les dernières cuillerées de bouillon, les convives versaient de larges rasades
de vin pour faire chabrol, ce fortifiant tonique et reconstituant de la médecine périgourdine. (G. Georgy, La Folle Avoine, 1991, 175.)
20. […] pour épater leur compagne, les hommes allaient jusqu’à faire chabrol ! Et les dames, jouant le jeu, feignaient de n’être point écœurées par la vue et
l’odeur des assiettes de bouillon gras rougies par un vin de pays décapant comme un
débouche-évier ! (Cl. Michelet, La Terre des Vialhe, 1998, 53.)
21. Ensuite, puisqu’on m’avait accordé l’honneur de manger au côté des hommes, j’ai joué
à l’homme. Je me suis laissé verser un peu de vin dans mon assiette, au fond de laquelle
j’avais conservé quelques cuillerées de bouillon, et j’ai fait chabrot comme tout le monde. Dès mon arrivée à Saint-Laurent[-Lolmie, Lot], mon grand-oncle
m’avait initié à cette coutume si ancrée dans le Sud-Ouest. Le geste m’était devenu
usuel (J. Roger, Le Fils du curé, 1998, 203.)
22. C’est Philippe [de Rothschild] qui met une bouteille d’Yquem au congélateur, et sert
à ses invités la liqueur ainsi obtenue dans un dé à coudre ! Apprenant ce crime de
lèse-majesté, Bertrand [de Lur-Saluces], quelques jours plus tard, se saisit d’une
bouteille de Mouton Rothschild, la verse dans la soupière et lance à la cantonade :
« Ce vin est juste bon pour faire chabrot ! » (Le Monde, 2-3 mai 1999, 15.)
V. encore ici ex. 25 et l’ex. de R. Blanc s.v. chabroter ; cabécou, ex. 1 ; corgnole, ex. 1 ; godaille, ex. 10.
□ En emploi autonymique ou métalinguistique.
23. Le chanturgue, hélas, n’est plus qu’un fossile. La colline homonyme de nos jours est
labourée seulement par les « motos vertes ». Notre vin quotidien vient d’ailleurs. Cela n’empêche pas le Limousin, l’Auvergnat
[…] d’en verser chaque soir une bonne giclée dans sa soupe ; cela s’appelle faire chabrot (ou chabrol). Il attribue à cet usage sa résistance aux intempéries et aux échauffements politiques.
(J. Anglade, préface à L’Encyclopédie de la cuisine régionale. La cuisine auvergnate, 1979, 9.)
24. Cette façon de finir la soupe s’appelle dans le Sud-Ouest : faire chabrol, ou chabrot. Pourquoi ? Nous avons interrogé les dictionnaires […]. À cette heure, le mystère
reste entier… (E. et J. de Rivoyre, Cuisine landaise, 1980, 70-71.)
25. […] la soupe […] paraissait trois fois par jour sur la table, matin, midi et soir.
[…] Elle remarqua que les autres convives avaient gardé un peu de bouillon au fond
de leur écuelle. Alors, donnant l’exemple, le Vieux prit la bouteille par le goulot
et s’ajouta une giclée de vin. […] Chacun s’enfila ce breuvage violet avec un respect
quasi religieux.
– Nous appelons ça « faire chabrot ». Veux-tu essayer ? On lui donna encore un peu de bouillon, qu’elle colora et avala en se forçant. – Tu n’aimes pas ? – C’est à cause du vin. J’ai pas l’habitude – Allons, allons ! dit Léonce. Fais chabrot comme nous, nom de foutre ! Ça te fera pousser des moustaches. (J. Anglade, La Soupe à la fourchette, 1996 [1994], 81.) — 〈Bordeaux〉 rire comme une vache qui fait chabrot loc. verb. pop. "rire de manière brusque et vulgaire" (DuclouxBordeaux 1980, 135).
■ prononciation. Parfois [ʃabʁɔt] (cf. MoreuxRToulouse 2000 : « Le ‑t est parfois prononcé »).
■ remarques.
1. La forme chabrol est caractéristique surtout du Limousin et du Périgord (v. ci-dessus ex. 3, 6-9,
13,16-20), ailleurs, la forme chabrot est prépondérantea.
2. Le changement des modes de vie et des comportements alimentaires, qui rendent la soupe
beaucoup moins fréquente sur les tables françaises, même rurales (où elle apparaissait
autrefois matin, midi et soir, v. ci-dessus, ex. 25), rendent progressivement obsolète
la réalité du chabrot, et le terme renvoie à un stéréotype paysan qui vieillit en
certaines régions depuis le premier tiers du 20e s. : « […] le “chabrol”. C’est une vieille coutume qu’il faut citer à titre de curiosité. […] les jeunes
générations, plus raffinées, qui se sont “sorties” de leur village, laissent tomber cette coutume en désuétude » (LaMazillePérigord 1929, 20-21) ; « Aujourd’hui, combien de Charentais parmi les jeunes qui n’ont jamais fait “chabrol” […] en versant le vin rouge dans le bouillon » (L. Ganachaud, Lée [sic] Bitons chérentais, 1949, 61) ou encore « Cette pratique si courante dans nos campagnes y a peut-être survécu, mais de façon
occasionnelle. Les raffinements apportés au service de la table rendraient suspect
de nos jours un tel mélange donnant au brouet ainsi constitué une coloration peu engageante » (M. Thourel, Vivre à Marengo, 1985, 62).
a La forme aveyronnaise sabrot est un transfert du rouergat : « Le vin, on n’en faisait pas du côté de Privezac. Donc on l’achetait. On en usait avec
modération. Tout le monde en buvait un peu […] et ils faisaient le sabrot, ou on dit aussi le chabrot […]. Et tout le monde le faisait, même les femmes. Les enfants le faisaient moins.
Mais on le faisait, on le faisait à table, à tous les repas » (Témoignage recueilli par A. Merlin et A.-Y. Beaujour, Les Mangeurs de Rouergue, 1978, 79 ; cf. BoisgontierMidiPyr 1992).
■ dérivés. peu usuel
1. chabroler v. intr. Synon. de faire chabrol (v. ci-dessus). « Les Auvergnats […] “chabrolent” volontiers en versant un verre de “Limagne” dans l’assiette de soupe chaude » (A. Pourrat, Traditions d’Auvergne, 1976, 104) ; « Chabroler est […] un usage de table, autrefois largement répandu » (Le Monde sans visa, 5 juin 1993, 35). Cf. H. Pourrat, 1930 (v. TLF s.v. chabrol).
2. chabroter v. intr. "id.". « Ah, ce tourin* à la saveur puissante, capable de faire courir un agonisant ! On en reprit, Monsieur,
et puis on fit chabrot* ! Ah, l’on savait chabroter à cette époque ! Laissez dans l’assiette creuse un doigt de bouillon dans son fond,
mettez la cuillère au milieu, dos en l’air, versez le vin à en couvrir le dos de la
cuillère et buvez le tout lentement, religieusement, en regardant, rêveur, le cul
de votre assiette où se dessineront bientôt des ronds de gras et des fils de blanc
d’œuf » (R. Blanc, Clément, Noisette et autres Gascons, 1984, 161). V. encore ci-dessus ex. 10.
◆◆ commentaire. Typique d’un quadrilatère qui s’étend au sud d’une ligne de la Charente-Maritime à
la Saône-et-Loire et à l’ouest d’une ligne de l’Ain à l’Ariège – à l’exception des Pyrénées-Atlantiques qui connaissent le synonyme goudale*, cf. Lespy et ALG 1515 –, aire où cette pratique a été en usage et subsiste encore sporadiquement, ce type
lexical « est sans doute assez largement connu dans toute la France, même si c’est avec une
connotation régionale » (MoreuxRToulouse 2000). Les formes chabrol et chabrot se sont imposées en français dans des régions où le substrat dialectal offrait des
formes plus diversifiées (sobroo ou chabrou dans le Périgord, sobrot à Ytrac, Cantal, soboròt et sobrót dans le Rouergue, tous dans FEW).
Le mot est attesté dans le français du Périgord dep. ca 1835 sous la forme chabrol (« Dans notre localité, chez presque tout le monde, mais particulièrement chez les hommes
de travail, il est d’usage, après avoir mangé la soupe, de mêler au bouillon qu’on
a laissé dans son assiette une plus ou moins grande quantité de vin qu’on boit à l’instant
dans l’idée préconçue que ce mélange fera du bien. C’est ce qu’on appelle faire chabrol » Pierre Margontier, né et mort à Terrasson, 1791-1875, cité dans Lou Bournat 3, 1907, 77-78) ; dep. 1876 sous la forme chabrot (« Pierre Rhodes, soixante-huit ans, à Saint-Julien [Dordogne] : […] Un jour, au moment des noix, j’ai déjeuné aux Missials ; nous n’avions pas
de vin pour faire le “chabrot”. / M. le président : Le “chabrot”, c’est un mélange de bouillon et de vin. / Le témoin : Issier est allé chercher le vin, parce que c’est Issier qui, aux Missials, avait
la clef de la cave » Gazette des tribunaux, 10 mars, 241, col. 4 [affaire d’empoisonnement au vitriol, devant la cour d’assises
de la Dordogne]) et, même date, dans A. Daudet (« une énorme soupe à l’oignon, dans laquelle on renverse plusieurs litres. Ce breuvage
singulier s’appelle “faire chabrol” » cf. BurnsDaudeta) ; chabrot est noté en outre en 1879 dans le Bazadais (VigneauBazadais 1879, dans la métalangue).
La plus ancienne attestation occitane semble se trouver chez Jasmin (Agen, av. 1864,
Jasmin, Œuvres choisies, Nîmes, 1972, au glossaire s.v. chabrot). Dans la lexicographie générale du français, le mot a d’abord été accueilli par
LittréSuppl (sous les deux formes chabrol et chabrot, sans marque) puis à partir de Lar 1899 « fam. […] dans certaines régions de France », et il figure de nos jours dans GLLF « dans le centre et le sud-ouest de la France », TLF, Rob 1985 et Lar 2000 « régional (Sud-Ouest) » ; NPR 1993-2000, sans marque ; quelques attestations (France 1910 sans marque ; SainéanParis
1920 ; Caradec 1977) suggèrent une certaine dérégionalisation au niveau populaire.
Selon l’étymologie reçue (Mistral > SainéanParis 1920, 320 > TLF ; FEW 2, 304b, capreolusb ; DauzatÉtlingFr 152 ; DauzatDELF 1938 ; Rob 1985), il s’agirait d’emplois métaphoriques
de vocables nord-occidentaux de l’aire occitane (lim.-périg.) désignant le chevreuil
ou le chevreau ou originellement la chèvre.
L’idée d’une origine limousine ou périgourdinec, qui repose probablement sur la densité particulière des attestations dialectales
recueillies dans cette zone (et particulièrement en Périgord, cf. FEW)d, semble devoir être admise. L’étymologie traditionnelle ne va pas toutefois sans
soulever certaines difficultés. Quant à la motivation, tout d’abord : celle-ci reste
peu explicite chez Mistral (« locution qui dérive de la suivante : béue à chabro, boire dans son assiette, à la manière des chèvres, en Gascogne » (repris par Sainéan et TLF) et chez Wartburg (« wegen der art, wie diese mischung getrunken wird » FEW 2, 306a n. 1). On ne décèle guère la pertinence d’un sens de départ "faire chevreuil (chevreau)" = "boire comme un chevreuil (un chevreau)" ou même "boire dans son assiette à la manière des chèvres", et Dauzat 1938 eut raison de déclarer l’« évolution de sens obscure ».
Sur le plan phonétique d’autre part, les formes sud-occitanes dont on dispose sont
unaniment en cha‑, et Wartburg était déjà contraint de postuler pour la seule attestation sud-occitane
qu’il mentionnait (Agen, chabrot) un emprunt de dialecte à dialecte (« aus dem périg. entlehnt […] », FEW 2, 306a, n. 2) ; mais une telle explication par un emprunt nord-occitan devrait s’étendre
jusqu’à Toulouse chabrot (Visner) et au Béarn chabròt, chabròl (Lespy, Palay), ce qui paraît beaucoup moins vraisemblablee ; en français également, les formes en cha- ont été relevées dans de larges zones sud-occitanes du Sud-Ouest et, au reste, c’est
très probablement au français qu’ont été empruntées certaines formes occitanes méridionales
comme gév. béarn. chabrò (dans les parlers où ‑t se maintient en finale). On notera en outre que le type chabrot "chevreau" n’est justement pas attesté en limousin selon les données de FEW (2, 295b, capra). Ainsi l’étymologie par une issue de capreolus ou de capra s’avère-t-elle douteuse (cf. dans ce sens BoisgontierMidiPyr 1992).
Wartburg a d’autre part rangé sous sapor (11, 206b) Cahors, Cantal [=Junhac], Ytrac sobrot "bouillon au vin" (aussi aveyr. sobrot) et l’on ne séparera sans doute pas volontiers ces formes du type précédent. Celles-ci
ne coïncident toutefois pas formellement avec les formes en ch‑, puisqu’elles reposent sur une initiale *s- ou *ts‑. Tout pousse à admettre une variation *ch- (*ts) ∼ *ts- de l’initiale dans la base étymologique commune, laquelle ne peut dès lors guère
être que phonosymbolique et liée, dans ce cas, à la notion de mélange de liquides.
On peut avancer plusieurs arguments allant dans ce sens : (i) l’existence de béarn. chabourre "restes sans valeur et malpropres ; ramassis de choses, mélange" que Wartburg (FEW 11, 19b) a rangé sans grande vraisemblance sous saburra (cf. aussi Chalosse chaborre "tas, ramassis de choses sans valeur" Palay) ; (ii) celle d’esp. chapurrar "mezclar un líquido con otro ; hablar un idioma mezclándolo con formas de otro" (dep. ca 1800, CoromCast 2, 331-332)f, celui-ci sans doute de même origine onomatopéique qu’esp. chapotear "humecter ; barboter" et occ. chapotar ; (iii) le témoignage de PépinGasc 1895 qui donne à chabrot la valeur générale de "mélange de liquides hétérogènes" ; (iv) le parallèle que fourniraient, en partant de la notion de mélange de liquides, frm.
champoreau dans le sens de "bouillon auquel on ajoute du vin rouge" (G. Duhamel, TLF ; VincenzCombeL 1974, 33 ; P. Arnoux, La Vigne au loup, 1996, 25, champorot) ainsi que, dénotant l’action d’ingérer un tel breuvage, faire champoro (« une soupe grasse à laquelle on pouvait ajouter du vermicelle ou des tranches de pain.
Les hommes y versaient une bonne rasade de vin rouge pour “faire champoro (?)” disaient-ils » J.-J. Clade, La Vie des paysans franc-comtois dans les années 50, 1988, 167) et faire champoreau dans ArmanetVienne 1989)g.
C’est donc en définitive à la base onomatopéique tsab- (~ tšab), variante de tšapp déjà opportunément dégagée par Wartburg (FEW 13/2, 360-361)h que l’on serait tenté d’attribuer l’ensemble de ce groupe lexical. Un rapprochement
secondaire avec nord-occ. chabra "chèvre" a pu se produire, favorisant sans doute les finales ‑ot et ‑ol (ou, dans ce dernier cas, une réanalyse sur le nom du chevreuil).
a Dans ce passage, tiré de Jack (cité ici dans l’éd. Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1990, 257), et dont la scène
se déroule à Nantes, l’auteur ne donne pas d’indication qui permette une localisation
du mot.
b On rapportera sans hésitation au groupe ici consigné périg. sobroo égaré FEW 12, 436b, superare (étymon inadmissible phonétiquement).
c Seul Sainéan propose une origine gasconne.
d Il s’avère au contraire difficile (mis à part BecquevortArconsat 1981) de trouver
des attestations dialectales chez les lexicographes de l’Auvergne palatalisante.
e Malgré TLF (« prob. originaire du Périgord », « a passé en Limousin et dans d’autres dial. occitans comme le gascon »).
f Explication beaucoup moins vraisemblable dans CoromCat 9, 435-436. Variantes en ‑m- en espagnol et en catalan.
g Inversement, chabrot est parfois investi du sens qu’a champoreau en fr. standard : « Mon grand-père avait gardé des habitudes de “soudar” [soldat] : il fumait la pipe et, le matin, il versait dans sa tasse de café – son
jus – une rasade de vin. Il appelait cela “faire chabrot”. En buvant son chabrot, il trempait sa moustache dans un jus noir qui perlait sur les poils » (P. Cousteix, « Une enfance », Bïzà Neirà 57, 1988, 42).
h Mais l’on chassera de cet article ang. chabanner et chabanais (360b), à rattacher à Chabanais (FEW 2, 618b).
◇◇ bibliographie. BurnsDaudet, qui donne aussi des exemples d’E. Le Roy (1895 et 1908) et de P. Margueritte
(1906) ; VigneauBazadais 1879, dans la métalangue s.v. chabrot et s.v. chabrouta ; PépinGasc 1895 chabrot "d’une manière générale, un mélange de liquides hétérogènes ayant mauvaise apparence,
une sauce liquide et peu engageante", "mélange de vin et de bouillon", boire a chabrot ; Mauriac faire chabrot (La Chair et le sang [1920] dans Wiedeman MélJeune 1990, 374) ; SainéanParis 1920, 320 ; MussetAunSaint
1931 ; PalayBéarn 1932 dans la métalangue s.v. chabrò ; DauzatStGeorgesD 1934-1946 chabrau ; DauzatDELF 1938 ; MazaleyratMillevaches 1959 faire chabrol ; PierdonPérigord 1971 chabrol, chabrot ; Caradec 1977 (mais Ø 1988 et 1998) ; GonthiéBordeaux 1979 chabrot, chabrol ; DuclouxBordeaux 1980 chabrot ; G. Gonfroy, dans B. Barrière et al., Limousin, 1984, 187 chabrot, chabrol ; GononPoncins 1984 faire chabrot « usuel ; connu même des jeunes » ; MeunierForez 1984 faire chabrot « très en usage chez les mineurs » ; RézeauOuest 1984 et 1990 chabrol, chabrot ; SuireBordeaux 1988 et 2000 chabrot ou chabrol ; BoisgontierAquit 1991 chabrot, chabrol ; TavBourg 1991 faire chabro ; BoisgontierMidiPyr 1992 chabrot ; ChaumardMontcaret 1992 chabrol ou chabrot ; BlancVilleneuveM 1993 faire chabrot « mot-souvenir, commun au-dessus de 50 ans » ; PénardCharentes 1993 chabrol, chabrot ; PruilhèreAuv 1993 faire chabrot ; ValMontceau 1997 faire chabrot « expression assez connue […], on pratique la chose plus qu’on ne la nomme » ; FréchetMartAin 1998 faire chabrot ; MoreuxRToulouse 2000 « régionalisme inconscient » ; FEW 2, 304b, capreolus ; 12, 436b, superare ; 11, 206b, sapor.
△△ enquêtes. EnqDRF 1994-96. Taux de reconnaissance : (chabrol) Dordogne, Vienne, 100 % ; Corrèze, 90 % ; Creuse, 80 % ; Charente, 75 % ; Haute-Vienne,
70 % ; Charente-Maritime, Deux-Sèvres, 50 % ; Vendée, 25 %. (chabrot) Haute-Vienne, 100 % ; Creuse, 65 % ; Dordogne, Vendée, 50 % ; Corrèze, 45 % ; Charente,
Deux-Sèvres, 25 % ; Charente-Maritime, Vienne, 0 %.
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